Echos de la commune libre de Barbacha

Enquête à partir des archives de l’Axxam N’Chaab (La maison du peuple)

Mathieu Rigouste - 6 février 2018

Barbacha – Iberbacen, en Tamazight – est une région de la petite Kabylie, autogérée par ses habitant-e-s. depuis fin 2012. « Barbacha n’est qu’une petite mechta laissée à l’écart de toutes les richesses de l’Algérie, résume Da Taieb, un ancien de la commune. C’est un bled pauvre, situé dans une zone montagneuse. On n’a pas de pistes, pas de routes. » Comme dans d’autres régions, les paysan-ne-s et les ouvrier-e-s de Barbacha se battent au jour le jour pour pouvoir mener une vie digne face à toutes les formes d’exploitation et d’oppression que leur imposent l’État et le capitalisme. Mais à Barbacha, autre chose s’invente aussi.

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Brochure Echos de la Commune libre de Barbacha

Les 27 000 habitant-e-s de ces 34 villages s’auto-organisent en effet à travers l’Assemblée générale ouverte (AGO) de la population d’Iberbacen installée dans un bâtiment occupé collectivement. « Nous, à Barbacha, on a créé cette maison pour protester contre ce système qui nous écrase sans arrêt. Le système qui nous gouverne actuellement est pourri », résume Da Taïeb. Lui et quelques autres nous ont accueillis en février 2014, nous ont raconté leur histoire et transmis des archives. Voici quelques esquisses de ces chemins tracés par le peuple de Barbacha. Des pistes pour toutes celles et ceux combattant pour l’émancipation partout dans le monde.
Une tradition d’insoumission et d’autonomie

La région de Barbacha se place dans la continuité des résistances berbères à toutes les colonisations. Et dans celle des combats pour la culture et la langue Tamazight. Elle s’inscrit dans la longue histoire des luttes du peuple kabyle pour l’autonomie et l’indépendance. La région cultive ainsi des pratiques d’entraide et de solidarité, d’insoumission et d’insurrection qui se transmettent de génération en génération. « C’est un mouvement qui est né en 1979. Et ce combat pour la culture, pour la langue, pour tout, continue. Parce qu’on n’est pas indépendants ! », affirme Da Elhamid, un ouvrier de Barbacha-centre.

Barbacha, février 2014

Comme la plupart de la Kabylie, la région s’est soulevée en 2001. Outre l’obtention de droits culturels, ces révoltes ont permis aux habitant-e-s de se débarrasser de nombreux commissariats et gendarmeries qui entravaient toute forme de lutte et de vie sociale autonome.

En plus du harcèlement, du racket et des brutalités systématiques, l’État algérien applique de longue date à la Kabylie une stratégie de la tension basée sur le meurtre et l’enlèvement de civils, une forme de contre-insurrection permanente. Face à ce régime d’exception, le peuple ne se laisse pas faire. En 2001, il expulse ainsi les forces policières et militaires de la région de Barbacha et incendie leurs locaux. Mabrouk, un professeur d’anglais de la Commune, explique que la population est alors restée treize ans sans services de sécurité, ni gendarmerie, ni police. Treize ans pendant lesquels il ne s’est commis aucun délit ou infraction. Amazigh, un jeune de la région estime ainsi que la gendarmerie « ne sert à rien. Au contraire, elle opprime. Elle est pas là pour notre sécurité. Depuis douze ans, on s’est organisés en comités de villages. Chaque village assure sa sécurité, par ses habitants ». C’est dans cette expérience d’auto-défense collective qu’ont émergé de nouvelles formes d’auto-organisation communale. Mabrouk développe : « On s’est organisés. Chaque village doit avoir un responsable. Et les gens du village s’organisent ensemble. S’il y a un ennemi qui veut entrer, on va faire un poste de sécurité, de nuit, on va s’organiser avec l’aide de tout le monde, avec des équipes. » Il raconte qu’au bout de quatre ans, les gens ont pris l’habitude de vivre sans ces équipes de sécurité. « Mais dès qu’il y a un problème, tout le monde va venir, tout le monde va s’organiser et lutter. » À Barbacha, il n’y a pas non plus de tribunaux d’État : la justice est rendue selon le modèle traditionnel des Aarchs, les conseils des sages.
La fermeture de la Daïra1 et son remplacement par l’Assemblée générale ouverte

Le conflit direct avec l’État algérien et ses structures est reparti de plus belle durant la préparation des élections municipales de novembre 2012. À cette époque, le wali (préfet) Hemmou Hmed Et-Touhami refuse en effet d’enregistrer la liste du PST2 soutenue très largement par les habitant-e-s de Barbacha. Ces derniers décident alors de se battre pour qu’elle soit enregistrée. Et ils obtiennent gain de cause. Aux élections du 29 novembre, le PST recueille finalement 39 % des voix, avec six élus sur quinze. En clair, la liste est majoritaire. Sauf que les quatre autres partis en lice nouent alors une alliance pour imposer un autre maire, Benmeddour Mahmoud, du RCD3. Et ce, malgré l’existence d’une loi stipulant qu’il revient à une liste ayant obtenu plus de 35 % des suffrages de proposer le nouveau maire. L’élection se tient sans même la présence des membres de la liste PST, qui n’ont pas été prévenus. Cette « honteuse alliance », comme l’ont nommée les habitant-e-s de Barbacha, réunit le RCD, le FLN4 et le FFS5, partis censés être en opposition dans leur lutte pour le pouvoir d’État.

La population de Barbacha se soulève alors contre cette manipulation. Elle ferme la Daïra, puis la mairie, et réquisitionne collectivement la salle des fêtes pour créer l’Axxam n Caâb - la maison du peuple - où se réunit depuis lors l’Assemblée générale ouverte (AGO) des villages de Barbacha. Une banderole y trône : « Vive la lutte, car seule la lutte paye ».

Axxam N Caâb, Maison du peuple, Barbacha, février 2014.

Au sein de cette assemblée, seuls l’alcool, les drogues et « le manque de respect » sont interdits par décision collective. Da Taïeb explique le fonctionnement : « Dès qu’il y a un problème, on se réunit, on prend des décisions, notre parole passe, c’est notre force, la loi du peuple. […] Cette maison, on l’a acquise avec nos forces. Personne ne peut la fermer, et ici on parle de ce qu’on veut, on dit ce qu’on veut. Pas question que quelqu’un nous marche sur les pieds. » Da Elhamid, le soudeur, ajoute : « Tout le monde a le droit à la parole. Et y a des gens qui sont là, qui sont volontaires, c’est la démocratie, la vraie démocratie, parce que ça vient du peuple. [...] On s’organise pour les marches, pour les cotisations, pour tout tout tout. Il faut toujours combattre. »

Mabrouk, un professeur d’anglais d’une trentaine d’années, précise : « On lutte contre la corruption, pour la dignité du peuple. » Face au « pouvoir d’État » qui les décrit comme « une mafia de jeunes qui passent la nuit dans une maison », Mabrouk explique que viennent à l’Axxam n Caâb « des paysans, des intellectuels, des artistes ». « C’est un endroit libre à 100 % : y a pas un courant, soit religieux, soit politique, à l’intérieur de cette maison, il n’y a pas les idées de PST ni de l’alliance ni de FFS, mais celles des paysans, des habitants. » Après chaque assemblée, quelqu’un prend en charge l’écriture d’un communiqué qui est dispatché aux prisons, aux citoyens, et affiché sur tous les murs des villages de la commune. Il est même envoyé aux services de sécurité. « Parce qu’on fait pas ça en cachette ! », confie Mabrouk.

Voici un extrait du tout premier communiqué de l’AGO, diffusé et placardé dans les villages de la commune :

« Nous, citoyennes et citoyens de la Commune de Barbacha, organisés en Assemblée générale ouverte, réaffirmons avec force notre rejet de l’instruction de Ould Kablia, dénonçons énergiquement le clientélisme auquel elle ouvre la voie et considérons que le PV d’installation du pseudo maire par le wali de Bgayet ( préfet de Béjaia) en date du 17/12/2012 est nul et non avenu. […] Par ailleurs, nous tenons comme seuls responsables les pouvoirs publics et les élus de ladite coalition quant au pourrissement de la situation (blocage de la Daïra et de la mairie, traitement des travailleurs communaux, etc.). Nous nous réservons aussi le droit d’entamer des actions de grande envergure. […]
VIVE LA VOLONTÉ POPULAIRE. RESTONS SOLIDAIRES ET VIVE LA LUTTE ! »

Communiqué n°1 de l’Assemblée générale ouverte des habitants d’Iberbacen, 26 décembre 2012.

Peu à peu, l’Assemblée générale ouverte des habitant-e-s de Barbacha remplace la gestion centralisée et autoritaire de la mairie. Se limitant d’abord à la lutte contre l’État, elle s’étend peu à peu vers différents domaines de la vie collective. Un cheminement par la base ancré dans une histoire particulière.
Autonomie de la lutte et lutte pour l’autonomie

C’est dans le combat contre l’installation du maire frauduleux par l’État et les grands partis que s’auto-organise la Commune de Barbacha. Alors que l’escroc tente de s’installer à l’APC (Assemblée populaire communale, c’est-à-dire la mairie), accompagné d’un huissier de justice, la foule se rassemble une première fois pour l’empêcher d’y accéder. Résolus à régler définitivement le problème, les habitant-e-s décident de bloquer tout accès à la mairie. Des centaines d’entre eux, y compris des militants du FFS et du RCD en désaccord avec les élus de leurs partis, se mobilisent jour et nuit, occupant et bloquant tous les services municipaux (état civil, etc.) et interdisant la moindre réunion des élus fantoches.

Mairie de Barbacha, bloquée par le peuple pour empêcher l’installation de l’ « honteuse alliance », 2013.

« L’intérêt de la commune, qui est dans un état de stagnation, passe avant tout autre intérêt, et notre intérêt aujourd’hui est de remettre Barbacha sur ses rails ; ceci passe simplement par la démission de tous les élus », annonce le deuxième communiqué de l’AGO (30 décembre 2012). Le communiqué n°3 pointe, quant à lui, les stratégies de pourrissement exercées par l’État à l’encontre de la population, afin de créer des divisions parmi les mobilisé-e-s. Ce texte appelle à la fois à la dissolution de l’APC, à la nomination d’un chef de Daïra provisoire pour gérer les affaires administratives et à un rassemblement le 5 janvier au siège de la Wilaya à Béjaïa. L’assemblée signe « Aux peuples et populations du monde luttant pour leur réelle souveraineté : bonne et heureuse année 2013 de luttes solidaires et d’acquis. »

Pour se rendre à Béjaïa, il faut parcourir une quarantaine de kilomètres. Pas tout à fait la porte à côté. La manifestation du 5 janvier 2013 réunit pourtant plus d’un millier de personnes. Les protestataires bloquent l’une des principales artères menant à Béjaïa pour exiger l’organisation de nouvelles élections. Cette manifestation marque aussi le début de l’implication effective des habitant-e-s d’autres communes dans d’autres wilayas. Une solidarité d’autant plus précieuse que des procédures judiciaires ont été lancées contre des militants accusés de bloquer la mairie.

Le communiqué n°4 montre que dans cet espace d’autonomie des luttes, émergent de nouvelles formes d’organisation collective :

« Inscrivant son combat dans la durée, l’AG […] a formulé les propositions suivantes :
× Renforcement de son auto-organisation par l’intégration de plus de délégués et de volontaires de tous les villages et [par] leur répartition en commissions, en fonction des tâches à accomplir et des revendications à arrêter et à prendre en charge ;
× Meilleure organisation des actions de volontariat concernant la vigilance et la garde, le ramassage des ordures, notamment au niveau de Suq n Tlata ;
× Prise en charge des pannes survenant dans les différents réseaux : d’alimentation en eau potable, d’assainissement, d’éclairage public, etc. ;
× Animation scientifique et culturelle des soirées, après les travaux de l’AG ;
× Mise en quarantaine des élus de la honteuse alliance avec exigence de leur démission dans un délai de 24 heures, dénonciation de leurs commanditaires et appuis, ainsi que [de] tous les auteurs des différentes tentatives de manipulations – instrumentalisations et intimidations de lycéens (et autres élèves) et travailleurs communaux ;
× Construction d’une grève générale et autres actions d’envergure. »

Dès lors, l’Assemblée générale ouverte n’est plus seulement un lieu d’organisation de la lutte et de la résistance. Elle devient quotidienne et prend en charge différents aspects du fonctionnement de la commune : collecte des déchets, distribution du gazole dans les écoles, nettoyage... Mabrouk, le professeur d’anglais, évoque aussi les travailleurs de l’APC qui n’ont pas été payés depuis quatre mois : « Il y a des gens qui ont quatre, cinq ou six enfants. Pour s’occuper d’eux pendant quatre mois, on s’est organisés pour trouver de l’argent et de la nourriture, répondre à leurs besoins... Il y a en outre des malades qui ont besoin d’un passeport pour se déplacer en France ou en Belgique pour des soins, et on a aussi pris ça en charge. De même que le fonctionnement des écoles, avec du gazole, avec des cantines. » Des commerçants et des habitant-e-s se sont même cotisés pour financer certain projets, raconte Mabrouk : « C’est comme ça qu’on a travaillé jusqu’à aujourd’hui. Il y a toujours des assemblées, c’est un travail de solidarité. On veut faire une APC du peuple et non une APC du pouvoir. »

Cette prise en main collective de l’organisation de la commune entraîne une forme de radicalisation révolutionnaire. Dans sa « Lettre ouverte à toutes et à tous » du 22 janvier 2013, l’AGO énonce :

« Nous ne ménagerons aucun effort pour jeter tous les ponts nécessaires à l’élargissement de notre mouvement à tout le peuple algérien en lutte pour une vraie révolution sociale émancipatrice, à même de fédérer nos multiples mécontentements, ô combien légitimes, et nos actions. À Sidi Buzid … ce fut le suicide. À Barbacha… c’est une étincelle d’espoir qui se déclencha. »

Le 26 janvier 2013, les six élus légitimes du PST et l’élu RND démissionnent et remettent leurs mandats à l’Assemblée pour pousser à la dissolution de l’APC et provoquer la tenue de nouvelles élections. L’Assemblée décide aussi de réclamer la démission de toute la préfecture. Dans son communiqué n°6 du 29 janvier 2013, elle appelle la population de Barbacha et « toute personne convaincue de la justesse de notre combat, d’où qu’elle vienne » à une grève générale sur le territoire de la commune le 31 janvier, avec « fermeture de tous ses accès entre minuit et seize heures ». Elle conclut le communiqué sur ces mots : « Vive le peuple organisé et conscient. Vive la solidarité populaire. Nous sommes en marche. »

Mais le 30 janvier, le local du FLN est incendié. Se revendiquant d’une stratégie qu’elle appelle « pacifique », l’AGO condamne cette action dans laquelle elle perçoit une provocation de l’État pour justifier la répression. Le communiqué n°7 du 30 janvier 2013 proclame ainsi :

« Nous disons à tous les hamhamistes6, ennemis du bas peuple, que ce genre d’actes ne fera que renforcer notre détermination à vous combattre, vous et vos commanditaires, jusqu’à la victoire. Notre combat n’est ni tribal, ni individualiste. C’est une vraie lutte de classes qui se déclenche à partir de Barbacha. C’est la volonté du peuple contre la volonté du pouvoir bourgeois et mafieux qui, au lieu de se mettre au service de ce peuple d’en bas, s’offre en valet du capitalisme mondial et impérialiste. »

Le régime d’exception appliqué de longue date à la Kabylie et les régimes de terreur répressive déployés durant les printemps berbères et les années 1990 ont laissé des cicatrices indélébiles dans le rapport qu’entretiennent les mouvements de lutte algériens avec l’usage de la violence. À Barbacha, la majeure partie de la population - qui avait participé à incendier les commissariats treize ans plus tôt - semble préférer les occupations et blocages des bâtiments, routes ou villes ainsi que les marches massives et la grève générale. Mais dans les débats entre habitants auxquels nous avons assisté, les partisans de l’insurrection armée, bien que minoritaires, ne sont pas stigmatisés ni mis à l’écart ; ils sont respectés dans leur parti pris et sont intégrés à la lutte. Il semble que prédomine une volonté de minimiser l’emploi de formes de violence les plus récupérables par le pouvoir et les plus susceptibles de justifier la remilitarisation du territoire, tout en assumant complètement toutes les formes de l’action directe offensive lorsque la situation le nécessite. C’est par exemple la position d’un jeune anarchiste de Barbacha, très impliqué dans l’Assemblée et qui préfère ce qu’il appelle la « non-violence », « même si dans mes interventions au sein du mouvement, je défends parfois l’idée d’utiliser la violence, comme par exemple de faire brûler les urnes le 17 avril prochain [date des élections présidentielles]. J’y vois l’expression des séquelles psychologiques des mouvements passés, comme celui de 2001. Le fait de voir un gendarme nous donne l’envie de tout brûler », résume-t-il. À Barbacha, ces débats semblent nourrir le mouvement plutôt que de le diviser.

La grève générale du 31 janvier 2013 est un succès. Durant le meeting populaire en fin de journée, la population, très nombreuse, décide d’organiser une marche puis un sit-in devant la wilaya de Béjaïa le 3 février. L’AGO suivante y ajoute « une action plus radicale, à savoir le blocage du trafic routier au niveau des deux entrées de Béjaia ». Chacune de ces actions est massivement suivie, mais elles ne suffisent pas à faire plier la Préfecture. Dans son communiqué n°9 du 4 février 2013, l’assemblée évoque alors le risque d’un « bain de sang fratricide entre Barbachois » si les revendications de la population ne sont pas entendues. Face aux « mascarades » d’un pouvoir qui cherche à la criminaliser, elle s’assume désormais comme un organe d’autogestion populaire :

« Notre mouvement est jaloux de son indépendance. Il est au-dessus de tout parti et de toute logique partisane. Nous prenons nos décisions en toute démocratie (directe, voulions-nous dire) dans une Assemblée générale ouverte que nous avons adoptée comme cadre populaire de notre consciente organisation. [...]
Nous vous interdisons de juger de notre forme de lutte. Nous avons déjà déclaré que nous avons dépassé le stade de l’émeute. Notre mouvement est hautement pacifique et d’une maturité exemplaire. »

Le 11 février, des opposants minoritaires à l’AGO tentent une nouvelle fois d’entrer dans l’APC pour réinstaller le maire « mafieux », mais ils en sont encore empêchés par la population qui bloque l’accès à la mairie. En réaction, l’Assemblée appelle à un nouveau rassemblement devant la Wilaya le 17 février. Le préfet consent alors alors à rencontrer les représentants de l’AGO et du PST. Lors de cette réunion, la décision est prise de rouvrir la daïra, mais sans son locataire officiel, et de confier des pouvoirs administratifs limités au Secrétaire général de la Daira, Toufik Adnane. Ce dernier est chargé par l’Assemblée de gérer les « affaires courantes de la commune », c’est-à-dire principalement les dossiers administratifs, le paiement des employés municipaux ainsi que la délivrance des actes de naissance et de décès (dont la population a besoin pour faire valoir ses droits). En conséquence, les représentants de l’AGO décident d’annuler le rassemblement prévu pour le 17 février. Mais ils prévoient une nouvelle marche « pacifique » et un campement devant le siège de la wilaya le 24 mars.

Ce dimanche 24 mars marque un tournant. Face aux 2 000 manifestants bloquant le siège de la wilaya à Béjaïa, le Wali fait donner la police anti-émeute, laquelle intervient avec une extrême brutalité, blessant plusieurs personnes - un jeune a même les jambes brisées.

Vingt-quatre personnes sont arrêtées, dont Sadeq Akrour, le maire PST, qui n’est relâché, la tête bandée suite aux coups reçus, qu’au bout de 24 heures, grâce à la pression et sous les acclamations de centaines de personnes venues attendre sa sortie. Ce 25 mars, l’AGO décrète une nouvelle fois la grève générale à Barbacha pour aller chercher les camarades arrêtés la veille à Béjaïa.

L’émotion est considérable en Kabylie comme dans tout le pays. D’autant qu’au même moment se répand la nouvelle que le gouvernement fait donner la police contre des manifestations de chômeurs qui se développent dans le sud. « C’est ainsi que, tout en luttant pour la libération sans conditions de nos six camarades concernés par le contrôle judiciaire, il est plus que jamais urgent de trouver les nouvelles formes de luttes à même d’imposer l’aboutissement des dites revendications principales », pose le communiqué n°20 du 26 mars.

La mobilisation ne faiblit pas. Dimanche 31 mars, des centaines d’habitant-e-s de Barbacha manifestent à nouveau devant le tribunal de Béjaïa où six des leurs doivent comparaître. Ils exigent l’annulation des poursuites judiciaires. Et ils annoncent pour les jours suivants des initiatives nationales afin d’imposer la dissolution du conseil municipal et de nouvelles élections. L’AGO appelle ainsi à la grève générale à Barbacha et à un rassemblement devant le tribunal de Béjaïa pour le 9 avril, date du procès des 24 arrêtés. Plus de 1 000 manifestant-e-s se rassemblent devant le tribunal pour protester et la grève générale est massivement suivie.

Marche des habitant.e.s de Barbacha contre la répression, Béjaïa, 09 avril 2013.

Tout cela pousse la population à développer encore les formes de son auto-organisation. Le communiqué n°23 du 11 avril 2013 énonce ainsi :

« Le chemin est encore long et difficile. Pour cela, le renforcement de l’auto-organisation de la population doit être notre tâche permanente : consolider les comités de villages existants et en mettre sur pied de nouveaux dans les villages et quartiers non encore organisés. Car si la reprise relative du fonctionnement de la Daïra et de la Mairie constitue une avancée importante de notre combat, le développement réel de notre Commune demeure notre objectif stratégique. [...] C’est là notre vraie bataille : mine de Buâmran, mini-barrages, gaz de ville, lycée, CEM de Tibkirt, RN 75, chemins de wilaya et communaux, téléphone et internet, engins, agriculture et forêt, jeunesse et loisirs, etc. Une vraie synergie du peuple d’en bas est plus qu’indispensable pour aller de l’avant et réussir ce chantier. »

Les 19 et 20 avril, l’Assemblée se charge d’organiser les festivités de commémoration des printemps berbères de 1981 et 2001. C’est dans ce contexte qu’émerge et se renforce l’idée qu’une assemblée populaire est le meilleur et le plus légitime moyen de régler les problèmes des habitant-e-s. et d’améliorer collectivement leurs vies. Dans son communiqué n°26 du 20 mai 2013, l’AGO fait ainsi part de sa conviction que la nomination du Secrétaire général à la gestion de la Daïra n’apporte pas les solutions attendues par la population. Et l’Assemblée de dénoncer « toute tentative de vouloir réhabiliter le maire de l’alliance et son équipe, en vue de les mettre aux commandes de notre glorieuse commune ». À juste titre : le 22 mai, Mohamed Benmeddour, son équipe et les membres de l’« alliance » tentent une nouvelle fois d’entrer dans la mairie. Mais ils en sont encore chassés par la foule. L’Assemblée se prononce pourtant en faveur d’une concession : la réouverture de la mairie. Il s’agit autant de gérer les « affaires courantes » que de faire taire « les détracteurs ».

Durant l’été, la wilaya bloque les pouvoirs de signature du Secrétaire général – les seuls financements qu’elle laisse à sa disposition sont ceux pour « une clôture » destinée à protéger la daïra ainsi que des moyens pour réinstaller une gendarmerie. L’Assemblée générale met alors en cause la mauvaise volonté de la Wilaya, soulignant que la population a de son côté accepté de faire des concessions (la réouverture de la mairie notamment). Dans son Appel du 21 septembre, l’AGO dénonce ainsi : le fonctionnement réduit à son strict minimum des services communaux ; le fait que les travailleurs communaux reçoivent leur traitement au compte-goutte, quand ils ont la chance de le toucher après des mois de retard ; le refus de la wilaya d’approuver le budget de 2013 (ce qui bloque la trésorerie communale) ; la mise à l’arrêt de tous les chantiers, notamment celui du lycée ; la fin du ramassage scolaire (car les transporteurs en charge de cette mission n’ont pas été payés, tout comme les fournisseurs pour les cantines scolaires) ; le « squat des locaux communaux par la gendarmerie »...

Il faut finalement attendre le 1er octobre pour que le Secrétaire général soit enfin autorisé par le ministre de l’Intérieur à répartir le budget et à payer les employés communaux. Mais durant tout l’automne 2013, l’ « honteuse alliance » tente encore plusieurs fois de se réinstaller à la mairie. À chaque fois, le peuple de Barbacha, soudé et déterminé, l’en empêche. Pour faire entendre l’écrasante opposition de la population à l’installation de ce maire, un grand meeting populaire est organisé le 29 novembre 2013. Un millier d’habitant-e-s y participent, votant à main levée contre « l’honteuse alliance ». « Sur plus d’un millier de personnes, répondant à notre appel, seules trois mains, et encore (une par ironie), se sont levées en guise d’approbation de l’installation du fameux maire de la honteuse alliance RCD-FLN-FFS, Mohammed (dit Mahmoud) Benmeddour, que nous avions généreusement invité à y prendre la parole. Ce fut un vrai référendum digne d’une réelle démocratie populaire directe, jamais connue ailleurs », constate le communiqué n°32 du 6 décembre 2013.

La lutte ne plie pas. Mais les revendications en direction de l’État et des pouvoirs publics pour l’arrêt des poursuites judiciaires, la dissolution de l’APC et le versement de fonds destinés à développer la commune n’obtiennent pas pour autant gain de cause. Des perspectives plus radicales émergent alors parmi la population.
Et si l’assemblée populaire remplaçait définitivement la mairie ?

Le combat pour de nouvelles élections et pour la mise en place d’une mairie « légitime » s’accompagne de nombreuses concessions. À commencer par le retour de la gendarmerie, même si celle-ci est tenue à l’écart de la commune et se garde bien de tout conflit. Mabrouk confie que l’État a justifié la réinstallation de la gendarmerie comme une mesure de protection des populations contre le « terrorisme ». De son côté, Da Elhamid précise qu’il y a encore peu de temps, les gendarmes nous auraient embarqués pour cette discussion : « Y’a rien de changé, c’est toujours le même système, parce que même les gendarmes, c’est des gendarmes coloniaux. »

La réinstallation de la gendarmerie n’est pas la seule concession. Ceux des habitants qui sont favorables à la tenue de nouvelles élections envisagent aussi de rendre la maison du peuple à l’APC comme gage de bonne volonté. C’est ce que résume le communiqué n°30 :

« Si dans cette logique d’apaisement et d’avancées vers le déblocage définitif de ce conflit, la remise de la salle des fêtes (axxam n caâb) à la Commune (personne ne remet en cause son caractère de bien communal) peut aider au renforcement de cette dynamique, nous sommes prêts à le faire. Mais que les pouvoirs publics sachent que c’est grâce à cette salle que le mouvement est resté pacifique et maîtrisé dans la sagesse. Dans tous les cas, le Secrétaire général doit la mettre à notre disposition à chaque fois que la nécessité s’impose. À défaut, chacun assumera ses responsabilités. [...]
Nous ne sommes ni des terroristes ni des dégonflés. Nous sommes des aventuriers planificateurs et consciemment organisés dans le seul but de permettre à notre commune d’avoir sa part de développement et à notre digne population d’avoir les moyens d’assumer son plein devoir de contribuer à la véritable émancipation de notre cher pays l’Algérie et cette dernière à la construction de l’œuvre universelle qui est celle de l’émancipation de toute l’humanité. »

Une mairie, même d’extrême gauche et sincèrement engagée pour les habitant-e-s, ne peut rien faire qui change radicalement la vie des gens. Elle reste un gestionnaire, une hiérarchie, un maillon dans le réseau des pouvoirs de l’État et du capital. Elle représente le peuple parce qu’elle n’est pas le peuple. Le maire Saddek Akrour résumait ainsi le rôle attribué par l’État au PST lorsqu’il gérait la mairie pendant le mandat précédent : « Nous nous sommes retrouvés du coup comme courroie de transmission des deniers publics entre la rente pétrolière et les entreprises privées »7. Dans ce contexte, et puisque les revendications de base pour le développement économique de la commune sont restées lettres mortes, un nombre croissant d’habitant-e-s prend conscience que l’Assemblée ne devrait pas se réduire à un outil de lutte, mais qu’elle pourrait devenir une structure d’auto-organisation politique, économique et sociale permanente.

À la fin du mois de décembre 2013, l’État n’a toujours pas satisfait les revendications pour lesquelles l’AGO avait concédé le retour du chef de la daïra. Le camp de celles et ceux qui pensent que l’Assemblée populaire devrait définitivement remplacer toute forme de pouvoir d’État s’en trouve encore renforcé. Da Taïeb, que nous rencontrons en février 2014, quelques semaines avant les élections présidentielles, résume ainsi sa stratégie : « Il faut détruire tout le système algérien. Il ne s’agit pas que de Bouteflika, de son ministre ou de son wali : il faut détruire tout l’État. Y a que les généraux qui vivent (bien) en Algérie, le peuple n’a rien. État riche, peuple pauvre ! C’est pour ça que le peuple se soulève. Pour retrouver ses droits. Parce qu’il y a moyen ! C’est la hoggra. Regardez, un député touche 35 millions par mois, plus les devises, plus le passeport international, alors qu’un employé de la commune perçoit seulement 15 000 dinars ! […] Nous sommes des contestataires, nous souhaitons que les autres peuples qui sont marginalisés comme nous, viennent à notre aide, qu’on s’unisse, qu’on s’aide les uns les autres. » Il est coupé par son ami : « Ce qui nous intéresse, c’est pas les élections, c’est de rassembler […] pour lutter contre ce système. » La réflexion sur les élections et les partis politiques a effectivement évolué parmi les habitant-e-s de Barbacha, qui ont inventé une manière de gérer elles et eux-mêmes leurs vies. La position du soudeur est claire : « Les partis, je les aime pas. Parce que les partis, tu pousses quelqu’un, une fois qu’il est en haut, ça y est, le roi est mort, vive le roi, c’est toujours ça. Parce que j’ai passé un moment dans les partis politiques, mais c’est pas intéressant, dès que quelqu’un s’élève, que ce soit un député ou un maire, une fois qu’il monte, ça y est, tu n’en entends plus parler, et le jour où il a besoin du peuple, il revient, il pleurniche. On va faire ceci, on va faire cela... et à la fin, y a rien du tout. Ces gens ne s’intéressent qu’au pouvoir et à l’argent. »

Barbacha centre, février 2014.

Face à l’État et au capitalisme qui ravagent son territoire et son existence, le peuple de Barbacha mène une lutte sans répit pour une vie digne. À travers des pratiques d’entraide et de résistance collective, il invente au quotidien les bases d’une société d’émancipation. Comme d’autres avant lui, au Chiapas notamment, il ne cherche pas s’emparer du pouvoir étatique, mais il le dissout, avec le capitalisme, dans des formes d’auto-organisation fédérées, des Communes. Comme les zapatistes, il sait que la solidarité est une arme lorsqu’elle coordonne des luttes entre elles. C’est la conclusion du soudeur : « Il faut lutter, là où on est. Si tout le monde lutte ensemble, en France, au Maroc, ici... on peut améliorer des choses. » Car le vieux Da Taïeb l’assure : « Seuls, les habitant-e-s de Barbacha, ne pourront pas les dégager. Alors on cherche à créer un grand mouvement, un bulldozer, pour les détruire. »