Bases de l’enquête critique

Un schéma général et des pistes pour s’en emparer

Mathieu Rigouste - 14 septembre 2021

L’enquête critique cherche à comprendre la société dans laquelle nous vivons tout en luttant pour la transformer. Elle confronte les sciences sociales et les pédagogies critiques à des réflexions et des pratiques collectives issues des luttes pour l’émanciptation. Nous pensons qu’elle peut nous aider à construire nos stratégies de libérations en confrontant continuellement nos analyses et nos pratiques de résistance. C’est une proposition en évolution permanente, conçue pour être transformée par celles et ceux qui veulent s’en emparer, pour devenir plus claire, plus juste, mieux adaptée à chaque situation."

Nous avons réalisé un schéma qui résume cette approche, en croisant diverses approches universitaires en sciences sociales et en les confrontant avec des réflexions et des pratiques collectives de lutte pendant une vingtaine d’années.
Nous espérons qu’il pourra vous aider dans vos recherches, pour vous former mais aussi si vous décidez de nous proposer des contributions (articles, brochures, podcasts, videos...)

Ce schéma a évolué régulièrement et il est lui-aussi conçu pour être transformé par celles et ceux qui veulent s’en servir. C’est une carte pour réfléchir ensemble. Mais cette carte n’est pas le territoire de l’enquête critique, elle ne parle pas toute seule. Il faut lui donner vie avec de la parole et du texte, à travers des ateliers et des discussions collectives.

Voici quelques principes de base pour se former ensemble et s’y mettre.

1. Une enquête est le produit de trois dimensions principales :

  • - Qui enquête ? (l’enquêtrice, l’enquêteur ou encore mieux lorsqu’on le peut, un groupe d’enquête)
  • - Le cadre théorique (la manière dont on définit l’histoire, la société, la connaissance...)
  • - Le travail de recherche lui-même.
    Ces trois dimensions s’inscrivent elles-mêmes dans une société et une histoire qu’il est fondamental de questionner.

2. Enquête sur l’enquête :

  • Réfléchir et enquêter sur la place qu’occupent dans la société, la ou les personnes qui enquêtent. Réfléchir aux conditions économiques, politiques et sociales qui déterminent cette enquête. Déterminer l’objectif politique de notre recherche.
  • Pour analyser la place des enquêteurs et des enquêtrices, on peut différencier, par exemple, trois dimensions de l’identité, ou plutôt de l’identification :
  • - Les conditions matérielles d’existence, c’est-à-dire notre place dans le travail, le logement, la rue, face à la police, à la misère, au droit, à la santé...
  • - La généalogie, c’est-à-dire nos origines familiales, les violences qui nous ont construit en nous précédant. Les généalogies que nous mettons en avant sont déjà, souvent, en partie, le produit d’un choix personnel à l’intérieur de nos multiples généalogies.
  • - L’auto-identification désigne la manière dont nous choisissons de nous définir, parfois indépendamment de ce que la société nous renvoie ou nous fait vivre.

3. Le cadre théorique

Notre recherche s’inscrit dans un cadre théorique. Même si on peut chercher à réduire l’influence de ce cadre sur notre démarche d’enquête, il existe et il ne peut pas être neutre. Il définit la manière dont nous concevons, notamment :

  • - La société. Par exemple, dans enquetecritique, nous concevons la société comme un champ de bataille où s’affrontent des classes et des groupes dominants et dominés. Nous abordons ainsi la société française comme une société capitaliste, patriarcale, raciste, autoritaire, validiste...
  • - L’histoire. Par exemple, dans enquetecritique, nous partageons une conception de l’histoire comme l’affrontement des classes sociales à travers les époques.
  • - La connaissance. Définir la connaissance c’est aussi définir la manière dont on crée du savoir, notamment un savoir permettant de connaître rigoureusement la réalité et qui nous aide à nous libérer. Par exemple, dans enquetecritique, nous pensons que le savoir est déterminé par des relations de pouvoir et qu’il donne lui-même du pouvoir à celles et ceux qui le détiennent. Il n’y a donc pas de savoir neutre et la science elle-même est déterminée par des moyens économiques, des positions sociales et des stratégies politiques.

4. L’exploration

La première phase d’une recherche consiste à explorer son sujet et à poser les bases de cette enquête, la PRE-ENQUETE :
 Ego-histoire : C’est le début de cette démarche qui consiste à enquêter sur soi (ou son groupe d’enquête) et sur l’enquête elle-même. Il s’agit de pouvoir prendre conscience de nos positions sociales et de ce qu’elles déterminent dans nos moyens d’actions, dans ce que nous avons vécu et ce que nous pouvons ou ne pouvons pas voir, sentir, comprendre... de notre sujet.
 Entretiens exploratoires. Il s’agit d’aller rencontrer et discuter avec des personnes qui ont des connaissances à apporter sur notre sujet, parce qu’elles le vivent au quotidien, parce qu’elles mènent des recherches dessus depuis longtemps, parce qu’elles participent aux luttes qui lui sont liées, parce qu’elles nous semblent intéressantes. Il est intéressant de pouvoir enregistrer ces entretiens pour les archiver, y revenir, s’en servir, les mettre à disposition... Il faut bien entendu avoir l’accord des personnes.
 Lectures. Dans le même sens, il s’agit de lire des ouvrages ou des brochures sur le sujet, issues de la recherche mais aussi de la littérature, pour nourrir notre réflexion. Cela permet aussi de ne pas répéter des travaux déjà réalisés et de profiter de ce qu’ils ont établi pour les critiquer, les améliorer ou aller plus loin.
 Observations. Pour préparer notre recherche, on peut aussi mener des observations, c’est-à-dire regarder ce qu’il se passe, comment cela fonctionne, s’organise... Cela pose de nombreuses questions sur la manière dont nous le faisons. On peut sans doute le faire secrètement et discrètement lorsqu’on travaille sur des dominants. Il faut certainement travailler avec et ensemble lorsque nos sujets touchent des dominées et des dominés, car dans ce cas, travailler sur les dominé.es reproduit généralement, des rapports de domination.

Il s’agit alors de CONSTRUIRE :
 Notre ou nos problématique(s), c’est-à-dire la ou les questions que nous posons pour mieux comprendre la réalité et mener notre enquête. Il est intéressant de réussir à formuler une problématique en une seule phrase, simple et compréhensible par toutes et tous.
 Des hypothèses, c’est-à-dire des propositions de premières réponses à nos problématiques.
 Des concepts, que l’on pioche généralement dans nos cadres théoriques mais que l’on peut transformer pour les appliquer à notre recherche. Il faut les définir le plus clairement possible car ils sont des outils de base. On aura intérêt à en réduire le nombre et à ne s’en servir que lorsque c’est nécessaire.
 Le terrain, c’est-à-dire le support sur lequel nous allons enquêter. Il n’existe pas par lui-même, c’est nous qui le définissons. Il peut mêler des lieux, des époques, des archives, des entretiens et tout type de sources. Confronter des sources indépendantes entre elles nous permet de prendre de la distance critique, car une source n’est pas une vérité en tant que telle, elle est toujours le fruit d’une perspective sur la réalité.
 Le plan de recherche, c’est-à-dire le déroulement de notre enquête mais aussi de sa restitution. Il s’agit de commencer à réfléchir à la manière dont nous allons confronter les sources, les concepts et le terrain avec nos problématiques et nos hypothèses pour démontrer nos conclusions. On peut y mobiliser différents outils, des grilles d’analyse, des tableaux, des graphiques, des statistiques, des modélisations 3D. Gardons à l’esprit qu’aucun de ces outils n’est neutre et que l’interprétation des résultats est toujours liée aux imaginaires des personnes qui enquêtent. Il s’agit de donner accès à ces dimensions pour les rendre criticables par celles et ceux à qui nous restituons nos recherches.

5. L’analyse

L’analyse consiste à TRAITER le TERRAIN, c’est-à-dire à confronter les sources et les données récoltées par l’enquête avec les observations. Cela consiste aussi à articuler des variables entre elles pour savoir si elles dépendent ou non l’une de l’autre. On distingue une variable indépendante, la cause, d’une variable dépendante, dont on veut savoir si elle est bien déterminée par la première. Par exemple, si l’on veut savoir si c’est simplement le temps passé à étudier qui définit les résultats scolaires, la variable indépendante c’est le temps passé à étudier. La variable dépendante, ce sont les résultats scolaires.

Pour traiter le terrain en enquête critique, il nous semble fondamental, comme tout au long de la démarche de recherches, de partager avec les personnes directement concernées par notre sujet : leur présenter nos problématiques et nos hypothèses, notre plan de recherche lui-même et réfléchir avec elles et eux pour l’améliorer. Il s’agit de les consulter mais aussi d’essayer de les intégrer à ce processus, en leur transmettant les outils de la recherche critique. Parallèlement, il semble important d’interroger aussi notre réseau politique et théorique, c’est-à-dire des personnes issues de la recherche universitaire et de la recherche indépendante ainsi que des luttes sur le sujet pour recueillir leurs réflexions et leurs conseils.

6. Résultats

Les résultats de notre analyse permettent de proposer un modèle d’analyse, c’est-à-dire une manière d’organiser les réponses à nos questions pour les rendre facilement compréhensibles et tenter d’expliquer la réalité que nous étudions. Il est sans doute important de présenter ce modèle sans l’imposer comme une "vérité absolue" mais comme une proposition en évolution constante. C’est-à-dire qu’il est aussi important d’envisager les limites de notre enquête, déterminer ce à quoi elle ne peut pas à répondre, ce sur quoi nous doutons, ce que nous n’avons pas réussi à établir. Nous pouvons aussi formuler des conclusions précises si nous pensons avoir réussi à les démontrer par notre recherche. Il nous semble intéressant de réussir à les formuler à travers une phrase simple pour chacune. C’est aussi le moment de formuler de nouvelles hypothèses pour aller plus loin, et pourquoi pas de nouvelles problématiques.
La proposition forte de l’enquête critique est d’essayer de formuler, à partir de nos résultats, des pistes pour agir et transformer la réalité et le monde.

7.Action

L’action issue de la recherche critique vise à la fois :
 à mettre en pratiques, c’est-à-dire à chercher, avec les personnes concernées, des moyens d’utiliser nos résultats pour bouleverser les situations et les rapports de forces entre dominants et dominé.es, et réussir ainsi à transformer les sociétés dans lesquelles nous vivons.
 à mettre en commun les résultats et à les restituer de la manière la plus accessible, notamment aux personnes éloignées des savoirs universitaires et critiques. Pour cela, il s’agit de créer des supports pour raconter l’enquête et la résumer (écrit, audio, audiovisuel...) qui soient les plus accessibles, les moins rebutants... Il nous semble important de s’exprimer dans la langue la plus commune. Rappelons-nous régulièrement que ce qui se conçoit clairement doit pouvoir s’énoncer clairement. Essayons de réduire l’usage des concepts au strict nécessaire et de toujours les définir de la manière la plus simple, tout en conservant la rigueur et la complexité. Il semble important à ce sujet, de réduire aussi les notes de bas de pages à l’indispensable, notamment pour citer nos sources. C’est aussi un lieu pour nous présenter, nous situer, partager les outils et les méthodes de notre recherche et de l’enquête critique en général. C’est enfin le moment de partager les pistes politiques que nous proposons pour passer à l’action et à la transformation sociale.

Passons alors à l’action, le plus collectivement possible. A travers ces mises en pratiques, formulons de nouvelles hypothèses et de nouvelles problématiques, transformons nos modèles d’analyse et nos cadres théoriques si nécessaire.
Tentons de nous transformer nous-mêmes en luttant pour transformer la société dans laquelle nous vivons. Organisons-nous par nous-mêmes pour nous débarrasser de tous les rapports de domination, d’exploitation et d’oppression mais aussi pour concevoir et expérimenter les formes d’organisation sociales que nous désirons construire à la place. La manière dont nous nous organisons dans les luttes et dans les enquêtes est aussi un terrain où nous préparons d’autres formes de sociétés.

8. Tout au long de l’enquête

Tout au long de nos recherches et de nos luttes, veillons à bien les articuler ensemble, à les conjuguer, à ce qu’elles se traversent et se transforment. Avançons le plus collectivement possible, lisons, écoutons, observons régulièrement à la fois les amis et les ennemis, les personnes concernées, toutes celles qui nous semblent avoir des compétences plus ou moins proches de notre sujet. Intéressons-nous aux pensées et aux approches différentes des nôtres. Essayons d’expliquer et de résumer notre démarche aux personnes qui nous entourent et à celles qui sont le plus loin de nos préoccupations.

Restitutions et partageons dans la forme la plus accessible l’évolution et les résultats de nos recherches, en collectif et avec les personnes concernées.

Tentons de déplacer notre conscience pour réfléchir différemment et regarder notre terrain et notre sujet d’un oeil nouveau et décalé. Cela apporte souvent de nouvelles pistes. Soyons capables d’écouter les remarques et les critiques venues de nos proches, de nos camarades et des personnes concernées. Soyons capables de nous remettre en question dans nos approches, nos idées et nos pratiques. Tentons de nous critiquer nous-mêmes ( en restant bienveillant.es, car il s’agit d’avancer vers l’émancipation collective et non de nous épuiser, de nous dévaloriser ou de perdre espoir). Admettons notre ignorance dans différents domaines, prenons conscience de ce que nous ne comprenons pas ou mal. Sachons douter et utiliser le doute pour avancer.

Participons aux luttes en leur donnant de la force, en partageant nos ressources et nos outils, sans chercher à les conduire de l’extérieur mais en agissant pour leur auto-détermination et leur conduite collective.
Soutenons-nous les un.es et les autres, donnons-nous de la force pour avancer, sachons souligner ce que nous réussissons. Confrontons en permanence nos idées et nos pratiques avec la réalité des systèmes auxquels nous nous confrontons. Dans la mesure ou nous le pouvons, pensons et agissons collectivement.