- 28 mai 2021
Au cours d’une lecture approfondie des thèses théoriques et politiques soutenues par les auteurs du livre "Critique de la sécurité", Mathieu Rigouste revient sur le caractère à la fois répressif et productif de politiques sécuritaires qui visent à forger des subjectivités écrasées ou dociles.
Article paru à l’origine sur platenqmil.com.
L’ouvrage Critique de la sécurité s’articule à deux autres propositions fortes parues récemment dans Vacarme, un texte de Paul Guillibert et Memphis Krickeberg sur l’hégémonie de la sécurité [1] et la traduction du manifeste Anti-sécurité de Mark Neocleous et Georges S. Rigakos [2]. Ces textes appellent à fabriquer un arsenal critique du concept même de sécurité et à propulser l’étude des aspects non-répressifs de la gouvernementalité sécuritaire. On trouvera ici un bref compte-rendu tout à fait subjectif des éléments qui pourraient permettre de mieux concevoir nos armes et de renforcer nos positions sur le champ de bataille. J’y joins une fiche technique sur les outils spécifiques disponibles dans mon atelier ainsi que quelques pistes pour concevoir de nouveaux établis.
Un champ d’études critiques sur la sécurité prend forme à la fin des années 1990 dans le monde anglo-saxon et attaque le concept de « sécurité » sous différents aspects. Dans le monde francophone, des éléments sont traduits, certains appropriés et de nouvelles perspectives sont développées dans le courant des années 2000. S’il existe ainsi un répertoire restreint d’analyses critiques sur le concept, on peut admettre avec Paul Guillibert et Memphis Krickeberg - qui ont mené la réalisation de Critique de la sécurité - qu’une pensée de la « sécurité » reste à développer à l’intérieur d’une théorie critique du capitalisme. Dans leur introduction pour cet outil important, ils identifient quatre problèmes :
1. La concentration sur l’aspect répressif de la sécurité pousse à percevoir des dimensions subversives dans chaque groupe ciblé par la « sécurité ». Elle masque la dimension productive de la sécurité qui contribue à générer le consentement hégémonique sur lequel elle s’appuie.
2. La concentration sur les antagonismes capital/travail et sur les rapports de domination tend à invisibiliser les luttes inter-capitalistes.
3. La concentration sur les aspects transnationaux de la sécurité masque la permanence du fait national, des rivalités interétatiques et des antagonismes de classes.
4. Des perspectives réductionnistes et instrumentalistes amènent à mal évaluer la puissance d’agir autonome et la concurrence entre bureaucraties/entreprises sécuritaires.
Puisant leurs références théoriques à l’intersection de Foucault, Marx et Gramsci, les préfaciers ont sans doute raison de concevoir la sécurité à la fois comme institution et comme rapport social. Et dans cette perspective, il semble effectivement fondamental de concevoir la sécurité comme une « machine du capital ». Paul Guillibert et Memphis Krickeberg ont par ailleurs le mérite d’articuler la question de la sécurité à celle de la « race ». Dans « l’hégémonie de la sécurité » ils posent que « la race constitue une des conditions de possibilité de la sécurité dans la mesure où elle produit des populations « sacrifiables » qui peuvent être facilement insécurisées ». « La sécurité en retour correspond à l’une des principales modalités de la reproduction raciale dans la mesure où elle construit les sujets racisés non seulement comme des autres mais comme des autres dangereux » ajoutent-ils [3].
Pour engager réellement une analyse intersectionnelle, il faudrait sans doute articuler une analyse critique de la sécurité comme dispositif du pouvoir hétéro-patriarcal. Militarisme, patriotisme, nationalisme, domination policière, frontières... toutes les dimensions de la sécurité renforcent la domination des femmes, des homosexuels et des personnes transexuelles. Et le travail de Jules Falquet sur le sud global a bien montré comment le système des violences domestiques s’apparentait à des modèles de guerre de basse intensité et de contre-insurrection appliqués quotidiennement au corps des femmes [4]. On pourrait dès lors appeler à attaquer le concept de « sécurité comme machine du capital, de l’Etat, de la race et du genre. Tandis que la déclaration Anti-sécurité propose d’analyser la sécurité comme « concept suprême de la société bourgeoise », on pourrait donc proposer une analyse de la sécurité comme « concept suprême de la société impérialiste, autoritaire, patriarcale et raciste ».
L’une des propositions fortes de ces publications réside dans l’appel à dépasser l’analyse de la sécurité comme « un simple processus d’écrasement des subjectivités rebelles ».
Dans « hégémonie de la sécurité », Paul Guillibert et Memphis Krickeberg montrent comment la sécurité peut être envisagée comme « une forme de pouvoir libérale » qui « vise plutôt la préservation de l’espace du marché, de son régime de liberté particulier et des rapports sociaux qu’il implique ». Ils ajoutent que « la sécurité procède sur la base d’un calcul de coût de fabrication de la liberté des individus ». Ces remarques sont importantes. Je nuancerais pour ma part la tendance à considérer la seconde position comme jusque-là inexistante et « prioritaire » sur la première. A la fois d’un point de vue historique et sociologique, il me semble - en y réfléchissant depuis mes travaux et mon parcours de vie - que les aspects biopolitiques [5] de la position « positive-constructive » coexistent et se conjuguent différemment avec les aspects thanatopolitiques [6] de la position « négative-répressive » selon les situations et les cibles. Il semble effectivement décisif de montrer comment « la sécurité procède [ ...] en modulant la liberté et l’égalité formelle de différentes catégories de la population » [7]. Ce sont ces modulations et fragmentations du pouvoir sécuritaire qu’il faut sans doute mieux analyser pour éviter de passer d’une analyse myope à la biopolitique vers un foucaldisme aveugle au matérialisme. En d’autres termes, si le sécuritaire ne fonctionne pas qu’en termes répressifs mais bien aussi comme « façonnement de la vie quotidienne », il s’agit de bien voir qu’il module ces régimes de pouvoir en fonction des fractionnements et stratifications de classe, de race et de genre. Les rapports de domination font des usages différenciés de la biopolitique, de la thanatopolitique (contrôle par distribution de la mort) et de la nécropolitique [8] selon les situations. Les aspects biopolitiques existent dans la gestion de la vie quotidienne des quartiers populaires, des prisons, sur les frontières, dans les colonies et dans les camps mais sur chacun de ces territoires, ils se conjuguent avec une architecture de pouvoir où la férocité, la coercition, la punition, l’humiliation, l’écrasement, la mutilation et même le meurtre... résident au cœur du fonctionnement quotidien, local, corporel et psychique de la domination. C’est ce qui explique la différence profonde entre la production de mort dans ces endroits et dans la répression des mouvements sociaux des strates privilégiées des classes populaires et de la petite-bourgeoisie précarisée. Dans ces derniers, on voit aussi que la politisation radicale et des pratiques d’action directe sont de plus en plus soumises à des régimes de coercition et de mutilations. Dans les quartiers populaires, on peut voir que le genre partitionne clairement la distribution de la violence policière. Les femmes subissent pourtant la violence des insultes, des régimes d’humiliation mais aussi des coercitions et des viols, tandis qu’elles assument le poids de la gestion domestique, du soutien aux détenus, la violence symbolique des institutions et une grande part de la charge des luttes... Pour ce qui est des hommes pauvres et de couleur, la nécropolitique et la thanatopolitique fondent la vie quotidienne. Comme disait une connaissance concernée de manière provocante « nous la biopolitique on en voudrait bien un peu plus souvent »... Plus on s’éloigne des centre-villes bourgeois et blancs pour pénétrer dans les zones ségréguées du socio-apartheid, plus la sécurité se confond avec l’endocolonialité. Alors Foucault devient de moins en moins percutant, Marx continue à nous nourrir mais c’est Fanon qui arme et tranche. Dans sa forme endocoloniale, la sécurité se démasque comme accumulation primitive, dépossession et mise en dépendance, elle se rapproche de la forme coloniale originelle, violence brute et immédiate du maître écrasant l’esclave.
Dans Les Damnés de la Terre, Fanon évoque le « souci de sécurité » qui mène à contenir les « explosions » du colonisé à travers les « mailles serrées du colonialisme » : « Les rapports colon-colonisé sont des rapports de masse. Au nombre, le colon oppose sa force. Le colon est un exhibitionniste. Son souci de sécurité l’amène à rappeler à haute voix au colonisé que « Le maître, ici, c’est moi » » [9].
La sécurité fonctionne dans les deux sens, elle importe de la colonialité à l’intérieur des métropoles impériales, notamment dans les quartiers populaires sous forme d’endocolonialité, comme Foucault l’avait remarqué, mais elle continue aussi à s’exprimer à travers le contrôle des territoires colonisés (DOM, TOM...) et les guerres néocoloniales. N’oublions pas que Africom (le commandement militaire US en Afrique), les guerres occidentales en Syrie ou les « opérations extérieures » françaises au Sahel se présentent comme des programmes de sécurisation. Dans ces répertoires on retrouve le bombardement, les assassinats, la torture, l’occupation militaire... Dans les postcolonies, la biopolitique tend à s’effacer et comme l’a noté Achille Mbembe, la gouvernementalité laisse alors place au commandement [10].
Mais il existe effectivement une biopolitique du socio-apartheid qui pourrit efficacement la vie collective des habitant.e.s des quartiers et qu’on aurait tort de considérer simplement comme une suspension de la férocité et donc comme un privilège des strates supérieures. Il faut cependant reconnaître qu’elle s’abrite derrière la centralité de la nécropolitique et de la thanatopolitique.
Il me semble fondamental d’analyser la subjectivation sécuritaire elle-aussi de manière intersectionnelle. La position que l’on occupe dans la société détermine différemment les formes de contrôle auxquelles on fait face et la manière dont elles cherchent à nous construire. Il semble que l’aliénation repose principalement sur des mystifications, des dépossessions d’analyses critiques, des individuations et dissociations de communautés de résistance... et qu’elle se conjugue toujours à différentes formes d’exercices de la force.
Du point de vue des contributions réunies dans Critique de la sécurité, Claude Serfati choisit un positionnement strictement matérialiste. Pour lui la « sécurité » se réduit presque à un emballage publicitaire et de propagande pour masquer la permanence de la coercition dans le capitalisme et l’Etat. « Circulez, il n’y a rien à voir ! » écrit-il au sujet de la notion de sécurité [11]. Mais il l’aborde tout de même aussi comme un « relais de croissance » pour les grands groupes de l’armement [12]. Cela s’applique sûrement d’autant mieux à son champ de recherche, les industries de la guerre et du contrôle. Serfati apporte une série de concepts opératoires qui poussent à ne jamais se désarmer de l’analyse matérialiste pour attaquer la sécurité. Les concepts de « bloc transatlantique hiérarchisé », « système interétatique hiérarchisé » et de « régime international de défense » empêchent d’enfermer l’analyse de la « sécurité » dans la « positivité » et l’analyse généalogique foucaldienne. Il milite pour analyser des restructurations mondiales « en fonction de contextes nationaux et internationaux spécifiques » [13]. On pourrait transposer cette proposition en suggérant d’analyser les restructurations mondiales en fonction des rapports de domination, d’exploitation et de pouvoir, spécifiques.
Christos Boukalas critique l’absurdité d’une conception de l’« état d’exception permanent » et montre comment l’antiterrorisme contribue à transformer l’Etat capitaliste au Royaume-Uni. Son analyse du programme Prevent - visant à « empêcher les individus de devenir terroristes » - fournit de la matière pour concevoir la manière dont des dispositifs de sécurité fonctionnent par production de la vie quotidienne. « En dernière instance, l’ensemble de la machinerie de Prevent cible la formation cognitive et affective de l’individu, ou, mieux : la relation entre l’individu et son esprit. On a donc ici affaire à une stratégie conçue pour fortifier et promouvoir le libéralisme qui semble remarquablement « totalitaire » sans sa conception et ses effets » écrit le chercheur [14]. Boukalas propose alors le concept d’« Etat préventif », structuré pour la « neutralisation de la capacité de l’ennemi à combattre » et par la montée en puissance du Renseignement comme apothéose de la biopolitique.
Cette analyse pertinente ne montre pourtant pas comment ces dispositifs s’articulent aux nécropolitiques de l’antiterrorisme, au risque de les considérer comme secondaires.
Mark Neocleous fait lui un usage hybride d’un matérialisme marxien et d’une généalogie foucaldienne. Il propose d’appréhender « conjointement le pouvoir de police et le pouvoir de guerre » [15]. Nos analyses résonnent sur de nombreux points et notamment en focalisant sur la contre-insurrection, qu’il appelle « pacification ». Il cible sa généalogie militaire et coloniale puis son déploiement global dans l’ère sécuritaire sans perdre de vue les aspects « positifs-productifs » de ce diagramme de pouvoir. Il désigne ainsi une forme de « jumelage du pouvoir de guerre et du pouvoir de police au nom de la construction de l’ordre libéral » [16]. Neocleous réussit à conjuguer la positivité et la négativité du sécuritaire en l’analysant à la fois comme « mécanisme de mobilisation, de discipline et de punition ».
Neocleous affirme aussi que la sécurité permet de garantir un consentement hégémonique en assurant la « permanence de l’accumulation primitive ». Il faut sans doute entendre « primitive » non pas comme une époque ou une séquence historique donnée mais dans le sens d’« amorçage » de marchés d’accumulation et de formes de pouvoir, c’est-à-dire comme fondation de hiérarchies sociales, économiques et politiques. Du point de vue du pouvoir, cette accumulation primitive correspond à la dépossession - que le post-marxisme, notamment celui de David Harvey - identifie comme vecteur d’un « nouvel impérialisme » [17]. On peut douter de la « nouveauté » de cet impérialisme et considérer que l’ère sécuritaire de l’impérialisme replace la dépossession au cœur des machines sociales. Cette mise en dépendance nécessaire pour toute formation de pouvoir et de profit, semble devoir être reprise et recommencée partout et tout le temps dans l’ère sécuritaire, car cette époque ne peut plus supporter que les dominés trouvent toujours des moyens de ne pas être « totalement » soumis et que des formes d’autonomisation se reconstituent sans cesse.
Mes travaux convergent ici aussi avec ceux de Neocleous. Le déploiement de la « sécurité » correspond à un âge de la dépossession globale, locale mais aussi fractale. L’Occident se déploie comme dépossession généralisée des communs du monde. En Occident d’abord puis dans le reste de ce monde, la ville se déploie comme dépossession des communaux (terres, forêts, rivières...) Dans la ville, on bataille désormais pour habiter librement la rue ou les halls d’immeubles. A l’intérieur des immeubles et des maisons, en ville comme à la campagne, la sécurité vient déposséder et mettre en dépendance le commun des formes de vie intimes. A l’intérieur de ces dernières nous bataillons encore contre la mise en dépendance sécuritaire de nos corps. Tous ces régimes de sécurité, distribuent des formes d’accumulation primitive, de dépossession et de mise en dépendance. Mais il reste fondamental de réussir à concevoir la manière dont ces régimes sont polarisés et orientés par des rapports de classe, de race et de genre.
Mes travaux se concentrent autour de l’analyse de la sécurité comme forme de pouvoir et d’accumulation du profit. J’essaie de construire une analyse du « capitalisme sécuritaire » ou ère sécuritaire de l’impérialisme. Il s’agit ainsi de cartographier l’âge de la participation au contrôle et du contrôle comme marché. Dans ce cadre, on peut saisir une rupture fondamentale dans la conjugaison du pouvoir et du profit au cours du XXe siècle. Mais il faut reconnaître comment la baisse tendancielle du taux de profit, notion fondamentale du répertoire marxien, se conjugue avec une baisse tendancielle du taux de contrôle dans une histoire plus longue du pouvoir. On peut alors observer qu’à travers les deux guerres mondiales et l’émergence des complexes militaro-industriels d’un côté, la montée en puissance des mouvements ouvriers, révolutionnaires et anticolonialistes d’un autre côté, il est devenu indispensable de faire baisser le coût du contrôle pour le bloc de pouvoir et les classes dominantes. Deux lignes de restructurations se dessinent alors. L’une transforme le contrôle en marché pour le rendre profitable. L’autre cherche à forger des formes de sous-traitance du contrôle, à intensifier la participation au pouvoir et aux rapports de domination. Ces deux champs de propulsion du sécuritaire décrivent à la fois des formes négatives et positives de gouvernementalité et ils sont eux-aussi, structurés par des rapports de classe, de race et de genre, en fonction des groupes ciblés dans le système capitaliste autoritaire raciste et patriarcal.
La contre-insurrection se modernise dans ce contexte et une rupture technologique majeure a lieu durant les guerres coloniales en situation de guerre froide dans les années 1950. Des modèles de contre-insurrection articulés aux industries militaires émergent. Ils conjuguent précisément des négativités destructrices et nécropolitiques(« hard-power », « kill and capture », « search and destroy », terrorisation et occupation militaro-policières...) comme pouvoir et marché, avec des positivités-productrices et biopolitiques (soft power, « heart and ming », hiérarchies parallèles et « action psychologique »...) qui constituent d’autres marchés économiques et politiques.
Les formes de pouvoir et de profit contre-insurrectionnelles vont s’installer au cœur des gouvernementalités et marchés sécuritaires dans les décennies qui suivent. La première accélération a lieu au cours de la contre-révolution autour de 1968 et à travers la « crise » de 1973 (non pas après ces séquences parce que les mouvements révolutionnaires auraient disparu mais bien à travers ces séquences). La forge sécuritaire se fait dans et par la contre-révolution. Puis la globalisation du sécuritaire s’amorce avec la fin de la bipolarité au début des années 1990.
Comme l’affirment Paul Guillibert et Memphis Krickeberg, il existe effectivement une fiction selon laquelle le sécuritaire ciblerait forcément des formes subversives. Mes travaux m’amènent pour ma part à considérer que le sécuritaire fabrique des figures de l’ennemi qui lui permettent de circonscrire un segment de population comme terreau des « menaces » désignées par le bloc de pouvoir. Les groupes ciblés semblent liés à des formes qui gênent ou risquent de gêner le bloc de pouvoir en particulier et les classes dominantes en général. Pour les affaires ciblant l’« ultra-gauche », chacun est libre de discuter des analyses et pratiques de divers groupes se reconnaissant dans certains textes et formes de vie mais ce sont bien, à mon avis, des pratiques d’auto-organisation et d’action directe et de nouvelles formes d’auto-organisation parmi les strates supérieures des classes populaires et la petite bourgeoisie précarisée qui sont mises en joug. Pour les quartiers populaires, si les formes d’illégalismes de survie ne sont pas forcément ni subversives ni progressistes, elles sont pourtant souvent couplées à des formes de vie solidaires et autonomes qui gênent en tant que tel le bloc de pouvoir. Il me semble en tout cas fondamental de dépasser la focalisation sur la fonction « bouc-émissaire » du ciblage sécuritaire des quartiers populaires. Comme l’affirment justement les préfaciers au sujet de la sécurité en général, c’est bien le risque qui est visé par les appareils sécuritaires et toujours pour le compte du capitalisme néolibéral. Et c’est bien en accord avec cette proposition, que je persiste pour ma part à considérer que l’ordre sécuritaire ordonne une chasse à la potentialité révolutionnaire inscrite dans les quartiers, les classes et les corps populaires. L’obsession sécuritaire sur le « jeune de cité », qui n’est qu’une figure de domination et n’a rien à voir avec la diversité des parcours et formes de vie des habitant.e.s des quartiers populaires, réside dans la nécessité pour le pouvoir de détruire le risque de voir émerger un mouvement révolutionnaire organisé autour de ces formes de vies en recherche d’autonomisation, qui bénéficient le moins des privilèges de cette société et qui ont donc tout intérêt à se rendre le moins gouvernables. Des formes de vie autonomes ne cessent de se reconstituer en monde populaire dès que des formes d’auto-défense et de contre-attaques empêchent la nécropolitique et la thanatopolitique de déposséder et de mettre en dépendance. Les nouvelles prisons, les nouveaux quartier-prisons avec leurs nouvelles formes d’enclosures des rues et des cages d’escaliers ainsi que l’urbanisme sécuritaire en général nous montrent des aspects biopolitiques de cette guerre de mise en dépendance. Il s’agit pour le sécuritaire d’aménager l’empêchement de l’autonomisation. N’oublions pas que les quartiers populaires abritent une part importante du prolétariat. Peut-être la part la plus ingouvernable. Aucun Etat, aucune classe dominante ne laisserait les classes populaires libres de s’auto-organiser comme bon leur semble.
On peut ainsi considérer la sécurité comme une guerre préventive contre l’auto-organisation des dominé.e.s. Et à l’affirmation de Neocleous selon qui « la pacification est […] une guerre d’accumulation » [18], on pourrait alors ajouter qu’il s’agit d’une guerre d’accumulation, « de dépossession et de mise en dépendance ».
Les questions de l’aménagement et du divertissement sont fondamentales pour attaquer l’aspect productif-positif de la sécurité. Mes recherches ont commencé en travaillant sur la figure de l’ami, en montrant comment une forme de pouvoir ne pouvait tenir en fabricant seulement des figures de l’ennemi. La figure de l’ami (le colonisé soumis, le bon immigré bien intégré qui réussit dans le sport, la chanson, sur scène... celui qui réussit économiquement en général...) permet de concevoir des régimes de discours et de pratiques, des formes d’aménagement et de divertissement susceptibles de dissocier les « populations » ciblées, d’immuniser l’institution face à la critique mais aussi de faire adhérer, participer, sous-traiter les dominations. « Le beur », le « bon citoyen », le « bon ouvrier », la « femme comme il faut », le « musulman bien intégré »... sont des figures centrales dans la production de l’hégémonie sécuritaire et qu’il faut donc attaquer aussi méthodiquement que les figures de l’ennemi intérieur.
C’est sans doute un champ sur lequel il nous faut continuer à enquêter pour mieux contre-attaquer. On peut dès lors tracer quelques lignes de recherche pour développer des outils qui manquent assurément sur nos établis.
La critique d’une focalisation principalement orientée sur les aspects négatifs-répressifs de la sécurité nous suggère de développer des attaques contre la production de subjectivités de la sécurité.
Il existe un mécanisme de production d’une « demande de sécurisation » dans les structures mêmes du capitalisme sécuritaire, qui passe par l’individualisation et la rupture des liens communautaires. On sait que plus l’individu est isolé plus il est fragilisé face au risque de la maladie, de l’agression, du vol... et donc plus il a tendance à s’en remettre à l’Etat et aux institutions pour contrôler son monde. Lorsqu’elle appartient à une communauté soudée, une personne a beaucoup moins peur du risque car elle est assurée d’être aidée et soutenue en cas de galère. Le capitalisme et sa version néolibérale renforce l’isolement et nourrissent la demande de sécurisation. Il en va de même avec la colonialité de l’ordre sécuritaire, qui elle-aussi brise les liens de communauté. Les violences sexistes elles-aussi, ont tendance à isoler et tenter de rompre les liens de solidarité, pouvant porter les individus à demander plus de « sécurité » et à adhérer par exemple à un fémo-nationalisme.
Ceci pris en compte, on peut cibler les structures de fabrication des sujets consentants mais aussi désireux de participer et de sous-traiter l’ordre sécuritaire. Insistons encore une fois sur le fait que ces subjectivités sécuritaires sont construites différemment et subissent des résistances différentes selon la classe, la race et le genre des sujets. L’enchevêtrement des dominations fait que nous sommes conscients de certains rapports que nous subissons ou faisons fonctionner et pas d’autres. Nous consentons et participons à certaines situations et pas à d’autres. Une fois cela bien établi, on peut tenter de cartographier les institutions chargées de programmer et conditionner les subjectivités.
Pour ne pas tomber dans un automatisme il faut considérer qu’un programme peut être inefficace, dysfonctionner, être inapproprié à une situation et aussi être désinstallé, hacké ou saboté. Il en va de même pour l’aménagement et le conditionnement. Lorsque rien ne vient court-circuiter une situation de domination, des programmations socio-historiques et psycho-énergétiques peuvent effectivement faire fonctionner des sujets dominés comme des agents de systèmes qui les dépassent et auxquels ils vont contribuer parfois avec enthousiasme et volontarisme.
Dans l’école, les dispositifs de promotion de la « Défense et de la sécurité » ne cessent de se multiplier. Dans les grands médias et la publicité, dans les jouets, dans les jeux videos, sur les réseaux sociaux... des programmations visant à promouvoir et rendre désirables des formes de vie sécurisées foisonnent pour rendre fun la sous-traitance sécuritaire. La fabrication des « citoyens sécuritisés » selon le terme utilisé par Christos Boukalas [19] passe aussi par des plateformes de citoyens volontaires pour contrôler leur quartier en collaboration avec des polices locales. On pense alors aux réserves citoyennes, gardes nationales et autres dispositifs de « voisins vigilants » en France, qui forgent des polices bénévoles qui, mieux qu’infiltrées, font partie de « la population ».
En parallèle ce sont aussi toute une série d’emplois à caractère sécuritaire qui se multiplient comme autant de machines de programmation. Tandis que se développent à grande vitesse les industries et technocraties de la sécurité, la nouvelle strate des idéologues sécuritaires et la multiplicité des emplois liés de prêt ou de loin à la police, à l’armée , à la gendarmerie et aux services de renseignement, on observe l’émergence continue de nouvelles professions liées à la sécurité privée et aux emplois de « médiation », « gardiennage », « grand frères », « vigiles », « surveillants », « indics »... qui embauchent dans les classes populaires et fonctionnent en fabricant et en diffusant des subjectivités sécuritaires.
Cela n’empêche pourtant pas les personnes employées dans les secteurs les plus bas de pouvoir traverser ces situations en refusant de les faire fonctionner comme on leur a demandé, en les rusant puis d’en sortir avec de nouveaux savoirs permettant de faire dysfonctionner les dispositifs voire de les retourner ou d’en faire autre chose.
Car, tout comme le portillon crée le fraudeur, chaque dispositif de programmation sécuritaire prend le risque de créer des subjectivités anti-sécuritaires. Il semble de ce point de vue que ce soit l’intégration dans une communauté critique et/ou pensant pour elle-même qui protège le plus des programmations et de l’aliénation en général. Nos psychés et nos corps abritent des luttes intérieures entre subjectivités dominantes et dominées, entre subjectivations sécuritaires et rebelles.
On pourrait sur tous ces points tenter de développer la proposition deleuzienne de schizo-analyse mais tout en la pensant et agissant sur un mode fanonien.
Tout sujet structuré dans le capitalisme ou plus généralement en société de classes et de dominations est un schyzo-sujet forcé de développer des personnalités fractionnées pour survivre et s’adapter. Le sujet sécuritaire est construit à travers la peur et la demande de sécurisation, c’est un sujet dont les parts/personnalités dominantes sont elles-mêmes en guerre policière contre les parts dominées, contre les formes de vie autonomes à l’intérieur de nos corps.
Fanon écrit : « L’objectif du colonisé qui se bat est de provoquer la fin de la domination. Mais il doit également veiller à la liquidation de toutes les non-vérités fichées dans son corps par l’oppression. […] La libération totale est celle qui concerne tous les secteurs de la personnalité. L’embuscade ou l’accrochage, la torture ou le massacre de ses frères enracinent la détermination de vaincre, renouvellent l’inconscient et alimentent l’imagination » [20].
Il s’agit de considérer les moyens que se donne la sécurité pour fabriquer des corps et des psychés sécuritaires. On pourrait dans ce sens identifier des régimes bio-énergétiques de sécurisation comme des formes de contre-insurrection et de pacification psycho-corporelles.
C’est à mon sens exactement ce que signifie la phrase de Thatcher citée par Neocleous : « l’économie est la méthode ; l’objectif est de changer le coeur et l’âme ». Neocleous ajoute : « L’obligation de travailler sur soi-même en tant que sujet néolibéral comprend celle de travailler sur soi-même en tant que sujet de sécurité ; le sujet entrepreneurial est en même temps un sujet-de-sécurité. Le néolibéralisme façonne donc, par l’intermédiaire de la sécurité, de nouveaux sujets politiques qui agissent en tant qu’opérateurs de la sécurité et qui sont organisés intrinsèquement d’après sa structure propre. En d’autres termes, des sujets néolibéraux conscients de sécurité » [21]. On pourrait ajouter qu’ils sont aussi inconscients et programmés sociologiquement et psycho-physiologiquement comme sujets sécuritaires. Neocleous parle ensuite d’ « insécurité intérieure » à nous-mêmes et explique que « le but ultime est qu’on se gère de la même manière qu’un agent de sécurité l’aurait fait pour nous » [22].
La sécurisation cherche à nous forger comme policiers et militaires de nous-mêmes en même temps que « terroristes potentiels ». « Le résultat est la dévalorisation de toute tentative de solidarité humaine dès lors que tout citoyen est censé collaborer au régime sécuritaire » écrit Neocleous [23]. Il en découle encore un autre régime d’accumulation primitive : la dépossession de soi. La sécurité s’incarne comme enclosure de nos communs corporels et psychiques, comme police de soi par soi-même. L’ordre sécuritaire façonne la montée en puissance du flic, du militaire et du colon intérieurs, mais aussi de soi-mercenaires, de personnalités d’agent secret, de parts intérieures « terroristes » et antiterroristes... La guerre sociale ne s’arrête pas à la frontière de nos corps. Mais la subjectivation sécuritaire n’opère pas et n’est pas non plus intériorisée de la même manière selon que l’on bénéficie ou non des privilèges liés à chacun des rapports de domination qui se conjuguent dans le capitalisme sécuritaire. Et si l’on veut porter une analyse critique de la sécurité, on avancera sans doute en commençant par attaquer le fait qu’elle soit, comme la pensée critique et l’accès à la parole publique en général, encore généralement cantonnée aux travaux de multi-dominants.
Cartographier les formes de productions subjectives sécuritaires suggère de créer des formes d’auto-organisation collectives capables de bouleverser les rapports sociaux de domination et de s’extraire des dispositifs biopolitiques. Sur ce sujet comme sur tant d’autres, il semble que les solutions sont à construire collectivement et horizontalement, notamment à travers la réappropriation collective de nos territoires, de nos temporalités et de nos corps. Mais des communes autonomes n’ont de sens qu’articulées avec des formes d’auto-défense populaires et d’actions directes contre les technologies coercitives. Là où elles déploient leurs formes les plus féroces, les situations sécuritaires rencontrent nécessairement les contre-violences des opprimé.e.s. Nous ne construirons aucune émancipation collective sans un soutien infaillible aux révoltes des damné.e.s du sécuritaire.
[1] Paul Guilliberg, Memphis Krickeberg, « l’hégémonie de la sécurité », Vacarme.
[2] George S. Rigakos, Mark Neocleous, « anti-sécurité : une déclaration », Vacarme.
[3] « hégémonie de la sécurité », op. cit.
[4] Jules Falquet, Pax neoliberalia, Perspectives féministes sur la (réorganisation) de la violence, iXe, 2016.
[5] Contrôle comme gestion des formes de vie et production de la vie quotidienne.
[6] Contrôle par la distribution de la coercition et par production de mort.
[7] « hégémonie de la sécurité », op. cit.
[8] Contrôle comme gestion de la vie-morte ou par écrasement de la vie.
[9] Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, La Découverte, 2002, p. 55.
[10] Achille Mbembe, De la postcolonie, Karthala, 2000 et Politiques de l’inimitié, La Découverte, 2016.
[11] Critique de la sécurité, Etérotopia, 2017, p. 101.
[12] Ibid., p. 108.
[13] Ibid., p. 107.
[14] Ibid., p. 80.
[15] Ibid., p. 40.
[16] Ibid., p. 41.
[17] David Harvey, Le nouvel impérialisme, Les prairies ordinaires, 2010.
[18] Critique de la sécurité, op.cit., p. 46.
[19] Ibid., p. 75.
[20] Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, op. cit., p. 297.
[21] Critique de la sécurité, op.cit., p. 23.
[22] Ibid., p. 26.
[23] Ibid., p. 29.