- 11 juin 2025
En Algérie coloniale et rétention des étranger·es aujourd’hui en France
Détention des palestinien·nes sous l’occupation israélienne
Bienvenue à tous et toutes, on va démarrer notre discussion avec Tom, militant anti-impérialiste et antisioniste et avec notre collectif Toulouse Anti CRA anticarcéral et antiraciste créé en février 2020.
On milite contre les centres de rétention administrative, les CRA et contre le racisme d’État.
On soutient les prisonniers et les prisonnières, on fait sortir leurs témoignages à l’extérieur.
On apporte aussi un soutien matériel aux prisonniers lors des visites et lors de leurs sorties du CRA, on assiste aux audiences et on mène des actions avec des collectifs antiracistes et anti-impérialistes.
L’idée de cette table ronde est de réfléchir à l’enfermement administratif (détention, internement ou rétention) comme un dispositif de répression du racisme d’État en montrant les liens dans le temps et l’espace.
On va d’abord parler de la question de l’emprisonnement colonial et la détention administrative des prisonniers palestiniens puis de l’enfermement administratif en Algérie coloniale et montrer le continuum colonial avec l’enfermement, les déportations et les assignations à résidence des personnes étrangères en France aujourd’hui. Enfin, montrer rapidement le lien entre l’immigration et l’impérialisme autour de la question de l’externalisation des frontières et des déportations.
Un mot sur les CRA, ce sont des prisons — ou des camps — pour personnes étrangères considérées comme sans papiers ou à qui on a enlevé les papiers dans l’objectif de les déporter mais on le verra, ces prisons ne servent pas qu’à ça.
Le sujet est complexe notamment au niveau des termes, on peut déjà essayer de les définir.
En France, tout d’abord, il y a la détention qui relève du judiciaire. L’internement lui relève de l’administratif, le terme est utilisé pendant la colonisation et la 2ème guerre mondiale. Depuis l’État a choisi de parler de rétention qui relève aussi de l’administratif mais exclusivement pour les étrangers afin de se démarquer du terme internement. Derrière ces mots, il s’agit d’une privation de liberté décidée par l’État.
À venir
Je vais donc parler de l’internement en Algérie colonial. Je m’appuie sur le livre de Sylvie Thénault : Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale – camps, internements, assignations à résidence. Qu’est-ce qu’on entend par internement ? Aujourd’hui on a tendance à penser que ça rime avec enfermement en camps – c’est le cas ! Mais pas seulement. En Algérie il englobait aussi les assignations à résidence (ce qui est toujours d’actualité en France !) L’Assignation à résidence des étrangers procède de l’internement. Le point commun entre la rétention en camps et l’assignation à résidence étant la volonté de briser la liberté de mouvement.
On l’a vu, l’internement est relatif à une décision administrative et ne relève pas du judiciaire. Le camp d’internement se caractérise par son caractère précaire, sa logistique sommaire qui rime avec insalubrité, absence d’équipement etc… et le dépouillement des individus enfermés qui sont privés totalement ou en partie de droits et exposés à la puissance et aux violences de l’État.
Si le camp d’internement est sensé se cantonner aux périodes de crises, on voit avec l’existence des CRA que c’est loin d’être le cas. Les politiques d’immigrations ont su ériger durablement le camp d’internement en structure de gestion des étrangers. Nicolas Fischer parle de « forme unifiée et modélisable de mise à l’écart et de gestion des populations ».
Pour revenir à l’Algérie, la difficulté à donner une définition aux camps tient au fait qu’ils se sont construits sur le terrain – au fil de la colonisation et des résistances.
Lors de la guerre de conquête ce sont les militaires qui administrent l’essentiel du territoire. Puis, suite à la départementalisation de l’Algérie, une partie va se retrouver sous administration civile – notamment les zones où se sont installés les colons français et dans lesquelles vivent, par ailleurs, toujours des populations algériennes.
L’administration est donc face à un dilemme : elle ne peut pas considérer la population algérienne, dans la logique coloniale, comme étrangère mais leur attribuer la citoyenneté française risque de déséquilibrer les urnes, la solution va donc être de séparer la citoyenneté de la nationalité française. A noter également que pour de nombreux colons français les populations algériennes ne sont pas considérées comme suffisamment « civilisées » pour être dignes d’accéder à la citoyenneté française et devenir leurs égaux en droit.
Désormais, lesdits indigènes peuvent se prévaloir de la nationalité française, sans jouir des droits conférés par la citoyenneté. Progressivement le code de l’indigénat va se mettre en place et permettre d’imposer des travaux forcés, des peines de prison et des confiscations de propriété via une série de pratiques répressives, en partie réglementées par la loi du 28 juin 1881. Sans aucune forme de procès, de droit à la défense, de présomption d’innocence, les accusés sont jugés directement par les administrateurs coloniaux (chefs militaires puis contrôleurs civils) qui décident de leurs peines. Le régime de l’indigénat – régime pénal administratif qui sert donc à distinguer et administrer les indigènes – va se généraliser à tous les territoires coloniaux et ne sera aboli qu’en 1946 lors de l’adoption de la constitution de la IVe République.
Le passage de l’administration militaire a l’administration civile permet de légaliser des pratiques déjà en usage. Par exemple la création de la Commission disciplinaire supérieure à Alger en 1858 permet aux administrateurs de prononcer des sanctions qui sont en réalité déjà pratiquées sur le terrain : l’éloignement de l’Algérie (notamment en métropole), les amendes, les peines de détention en pénitenciers et la « mise en surveillance spéciale » que l’on appelle aujourd’hui « assignation à résidence ».
J’ai parlé de détention en pénitenciers – or on ne parle pas de n’importe quels pénitenciers mais bien de pénitenciers indigènes ! qui s’inscrivent dans la logique raciste du code de l’indigénat et ses listes de d’infractions spécifiques sanctionnées par des peines spéciales : amendes, corvées, réquisitions, emprisonnement, etc. Tout est conçu spécifiquement pour les indigènes afin qu’ils ne jouissent pas du droit commun. Parmi les « infractions » qui débouchent sur une mesure d’internement, on retrouve notamment l’insécurité et marginalité en zone urbaine – qui résonne amèrement avec « la menace à l’ordre public » brandit aujourd’hui pour justifier les enfermements et expulsions. On peut citer une autre infraction qui touche à la volonté, toujours d’actualité, de limiter la circulation (je cite) : le « défaut de tout indigène de se munir d’un passeport, permis de voyage, carte de sureté ou livret d’ouvrier régulièrement visé lorsqu’il se rend dans un arrondissement autre que son domicile »
Pour revenir aux pénitenciers indigènes : ils sont administrés par l’armée qui s’inspirent de leurs propres institutions et notamment des bagnes à destination des militaires réfractaires de l’armée française, connus pour leur dureté. Par exemple, au pénitencier indigène de Tadmit les détenus travaillent entre 12 et 13h par jours sur les 3000 hectares de terrains à l’élevage des vaches, boeufs et moutons et la culture de pommes de terre, céréales, vignes et fruits sous la surveillance de tirailleurs. A leur entrée dans le pénitencier on leur rase la tête et la barbe en signe d’humiliation symbolique. Le climat est rude et favorise les épidémies - comme le typhus.
L’internement signifie aussi l’envoi de détenus dans des dépôts en France. On peut citer le dépôt de Calvi en Corse. Ces déportations, nommée par euphémisme « mesure d’éloignement », comme aujourd’hui ! visent notamment les prisonniers politiques ou les hommes dits « importants » qui jouissent d’une influence dans la société locale – l’ambition première étant de briser l’opposition à l’entreprise coloniale.
Je me permets maintenant d’effectuer un bond dans l’histoire et de passer sur les années d’entre-deux guerres mondiales pour terminer cette présentation sur l’internement durant la guerre d’indépendance – donc entre 1954 et 1962.
En réponse au déclenchement de la révolution algérienne et de l’insurrection armée qui a lieu dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954 par le FLN, le front de libération national, la loi d’état d’urgence est votée.
Elle autorise les administrateurs à assigner à résidence toute personne « dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics ». Or les députés avaient voté un amendement précisant que cette assignation ne pourrait entraîner la création de camps. Il y a donc eu une réflexion sur la façon dont il fallait s’y prendre matériellement pour qu’on ne puisse pas les appeler « camps » : par exemple, il ne fallait pas de clôture de barbelés. On parle également de "lieux de résidence" ou de "centre d’hébergement" au lieu de camps d’internement. Les camps sont finalement légalisés un an plus tard. Un décret impose même que les personnes assignées à résidence soient prises en charge pour leur subsistance et leur hébergement. Elles vont donc être hébergées et nourries dans les camps : c’est la couverture légale pour interner en Algérie pendant la guerre d’indépendance.
Je vais faire un bref état des lieux des différents types de camps.
Les « centres d’hébergement » : dès 1955 renferment déjà 11 000 détenus. Ils sont gérés par administration civile et regroupent des personnes assignées à résidence pour une durée indéterminée. Les internements ont surtout un caractère dit "préventif" : les détenus sont enfermés en raison de leur passé politique, afin de les empêcher de rejoindre le FLN ou tout simplement parce que ce sont d’ex-détenus. L’idée est de punir, à la place d’une justice jugée défaillante car elle exige des preuves. L’internement, au contraire, permet de priver de liberté de simples "suspects".
Les centres de triage et de tri (CTT) : gérés par l’armée et légalisés en 1957. Dedans sont détenus les personnes suspectées de soutenir le mouvement indépendantiste et d’appartenir à l’armée de libération nationale. Ce sont en réalité des centres d’interrogatoires et de torture.
Les centres militaires d’internement (CMI) : également gérés par l’armée. Y sont internées les personnes prises les armes à la main (souvent après être passées par un CTT). À l’intérieur des CMI vont également se développer des Centres de Rééducation afin de faire de la propagande et enrôler des détenus dans les forces françaises.
Enfin il est essentiel d’évoquer une autre forme de camps mis en place par l’armée : les camps de regroupement qui visent à expulser des familles entières de leur zone d’habitat – qualifiée de zone d’insécurité – afin d’éviter que les populations locales ne renseignent, hébergent ou ravitaillent les combattants de l’ALN. Notons que l’armée française est autorisée à abattre, sans appel, tout individu repéré en zone d’insécurité. Les camps de regroupement relèvent de conditions sanitaires déplorables, frappé notamment par la surmortalité infantile. La sous-nutrition décime la population. La plupart des regroupements sont situés loin des terres cultivées et les populations sont coupées de leurs moyens de subsistance. Au total 3.5 millions d’Algériens furent internés dans pas moins de 960 camps de regroupement (équivaut à 40 % de la population). 2 millions y vivaient encore à la fin de la guerre.
Pour finir, la résistance du FLN et du peuple algérien a su briser l’enfermement dans les camps en associant les internés à la lutte pour l’indépendance. Les détenus eurent recours à plusieurs leviers pour lutter de l’intérieur tels que les grèves de la faim, le refus de se rassembler pour l’appel ou d’y répondre en français, le boycott des tâches ménagères ou de la préparation des repas ou encore le fait de scander des slogans ou entonner des chants de luttes nationalistes et surtout la concentration des gens a facilité les collectes de fonds et la diffusion de mots d’ordre importants.
En ce sens, l’objectif des camps de regroupement, conçus pour couper les maquisards du soutien de la population, a été un échec pour l’armée française.
On vient d’évoquer le code de l’indigénat et on va faire le lien avec le code des étrangers, le CESEDA, Code d’Entrée et de Séjour des Étrangers et des Demandeurs d’Asile. Il est créé en 2005.
Il reprend l’ordonnance du 2 novembre 1945 qui avait été instaurée pour maîtriser l’immigration en fonction des besoins de la main-d’oeuvre. On peut rappeler que l’immigration a toujours été une variable d’ajustement pour l’économie française, avant les années 60, la France a eu besoin de travailleurs qu’elle a amenés par contingents depuis les colonies du Maghreb et d’Afrique. Et depuis les années 70, des politiques anti-migratoires ont été mises en place sous prétexte de crises économiques et en s’appuyant aussi sur les préjugés racistes hérités du colonialisme pour désigner les arabes et les noirs comme violents, violeurs, fraudeurs, profiteurs, qui ne peuvent pas s’adapter à la société française.
Le Ceseda est devenu aujourd’hui un empilement de lois, même le conseil d’État le trouve illisible. C’est aussi une manière de mieux réprimer puisqu’il n’est pas accessible aux personnes concernées. 30 lois ont été votées entre 1980 et 2024. Une loi raciste tous les 17 mois pour réprimer les personnes étrangères.
Le CESEDA est un code d’exception comme le code noir et le code de l’indigénat qui sont de natures différentes bien sûr mais ils ont permis d’organiser une gestion spécifique de certaines populations. Le CESEDA a hérité de l’idéologie coloniale, c’est un code raciste et sexiste, il s’inspire du code de l’indigénat sur : la limitation de circulation, l’enfermement administratif, et les déportations. Pour ceux que ça intéresse la Fédération des associations de soutien aux travailleurs immigrés, la Fasti a fait un travail pour montrer dans le détail les liens entre ces 2 codes que vous pouvez retrouver sur leur site.
Les origines du premier CRA
On constate avec le droit des étrangers, que très souvent les lois viennent avaliser des pratiques illégales de l’État.
C’est ce qu’il s’est passé avec l’ancêtre des centres de rétention qui s’inscrit dans le continuum colonial : C’est la prison clandestine du hangar d’Arenc au port de Marseille. Elle est créée en 1963 pour enfermer les Algériens et les expulser. Juste après l’indépendance de l’Algérie dans la foulée des accords d’Évian du 19 mars 1962 qui prévoyaient la liberté de circulation entre les 2 pays notamment pour que les colons puissent conserver leurs intérêts économiques.
Elle n’est régie par aucune loi, le fonctionnement était encadré par la préfecture des Bouches-du-Rhône en accord avec le ministère de l’intérieur.
Pour la préfecture des Bouches du Rhône, il faut stopper l’immigration algérienne qui débarque au port, les personnes sont séquestrées et parquées comme des animaux dans ce hangar pour être déportés.
Ça commence par : - ceux qu’ils appellent les « inaptes » au travail, - ensuite, ils enferment les Algériens sans emploi, appelés « les oisifs », - ensuite ils trouvent une nouvelle catégorie les « faux touristes » - et puis ils finissent par enfermer les femmes et enfants des travailleurs, qui sont venus les rejoindre sous prétexte que le logement n’est pas suffisant. - Puis peu à peu, la préfecture séquestre aussi des Tunisiens, des Marocains, des Sénégalais, des Maliens, des Ivoiriens et des Mauritaniens. Entre 1963 et 1975, près de 50 000 personnes sont séquestrées par la police de façon clandestine sans aucune base légale. Cette histoire finit par être dévoilée en 1975 quand d’anciens détenus portent plainte contre X avec l’aide d’avocats militants. Une mobilisation s’organise contre la « prison clandestine de la police française ». Une loi est adoptée le 29 octobre 1981 pour légaliser cette pratique et la rétention administrative des étrangers. Le hangar d’Arenc ne sera fermé qu’en 2006. En 43 ans, environ 100 000 personnes ont été retenues dans ce même hangar, y compris des enfants.
C’est donc la naissance de la rétention administrative et du premier CRA au lendemain de l’indépendance de l’Algérie.
Aujourd’hui comment ça se passe ?
Depuis les années 2000, des centres de rétentions se construisent partout sur le territoire et dans les colonies d’outre-mer, aujourd’hui, il y en a 27 et l’objectif est d’en construire 9 nouveaux.
Les CRA sont des prisons ou des camps tenus par la police aux frontières, la PAF ou la gendarmerie. L’État y enferme chaque année entre 40 000 et 50 000 personnes qui n’ont pas les bons papiers ou à qui on a enlevé les papiers et qui sont considérées comme illégales sur le territoire.
Comme lieux d’enfermement il existe aussi les LRA et les zones d’attente
Lorsque les places sont insuffisantes dans les CRA, les préfectures peuvent créer par arrêtés préfectoraux des locaux de rétention administrative, les LRA, lieux de rétention administrative, théoriquement pour enfermer pendant 48h en vue d’une expulsion. Les arrêtés préfectoraux peuvent être renouvelés tous les jours, et indéfiniment. En plus il existe 29 LRA permanents et le nombre de personnes enfermées et déportées n’est pas communiqué par les autorités. Il n’y a pas de contrôle extérieur, les personnes ne peuvent pas exercer leurs droits.
Zones « d’attentes » dans les aéroports, les ports ou encore les gares internationales où les personnes arrêtées à leur arrivée à la frontière française peuvent être enfermées durant 26 jours. Les visites sont interdites sauf pour les associations habilitées par l’État. De très jeunes mineur·es isolé·es y sont enfermées notamment régulièrement aux aéroports de Roissy et d’Orly, ce qui est contraire au droit international. Là encore, ce n’est qu’en 1992 que l’enfermement des étrangers en zone d’attente a été légalisé après plusieurs années de fonctionnement hors la loi. Si vous voulez en savoir plus sur les zones d’attente, l’association l’ANAFE intervient auprès des personnes séquestrées et le documente.
Pour revenir au CRA, la durée maximale de rétention était de 6 jours dans les années 80, aujourd’hui elle est de 3 mois. Le 18 mars dernier le Sénat a adopté en première lecture une proposition de loi pour l’allongement à 7 mois. Elle s’appliquera pour l’instant aux personnes condamnées à une interdiction de territoire français (ITF) pour un crime ou un délit puni d’au moins cinq ans d’emprisonnement ou dont le comportement "constitue une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public" Mais la durée de rétention pourra encore être rallongée car l’UE vient de passer une mesure qui permet de passer la rétention de 18 mois à 24 mois. Par exemple, en Belgique il n’y a pas de réelle limite dans le temps si ce n’est celle prévue par l’Union européenne.
Le sénat a également adopté le projet de loi pour supprimer les associations chargées de traiter les dossiers des personnes enfermées dans les CRA pour que cela soit pris en charge par l’OFII (Office français de l’immigration et de l’intégration) qui dépend du ministère de l’intérieur. L’OFII est un acteur des expulsions. Jusqu’à aujourd’hui, les associations à l’intérieur des CRA répondent à un appel d’offre de l’État, elles sont rémunérées par l’État pour gérer les dossiers juridiques des prisonniers et prisonnières et les conseiller et elles ont une certaine indépendance. Elles font des demandes d’asile, des référés liberté etc. Elles émettent un rapport annuel avec les chiffres et des communiqués pour dénoncer certaines situations etc.
Évidemment ça ne sera pas fait par l’OFII, c’est donc une décision très grave dans le but d’invisibiliser ce qui se passe dans les CRA et de réduire encore plus la défense des étrangers enfermés.
Pourquoi l’État enferme des personnes sans papiers ?
Théoriquement pour expulser mais en réalité aussi pour punir et mater. Décourager les personnes à rester en France et à faire passer le mot de l’autre côté de la Méditerranée.
Bcp de personne ne sont pas expulsables pour diverses raisons. ça dépend des années mais généralement les expulsions représentent moins de la moitié des personnes enfermées.
Les laissez-passer consulaires des pays d’origine sont nécessaires pour expulser une personne qui n’a pas de titre de transport valide. Dernièrement on a entendu la propagande coloniale du gouvernement et de Retailleau sur les laissez-passer que l’Algérie ne délivre pas dans le cadre d’un rapport de force entre les 2 pays. Les préfectures ont quand même maintenu les prisonniers algériens notamment au CRA de Toulouse alors que l’Algérie délivrait très peu de laissez-passer voire pas du tout à certains moments. De plus, les préfectures ont distribué aux algériens des « menaces à l’ordre public », même en cas d’infractions mineures qui ne sont pas dans leur casier judiciaire. Les personnes ont donc subi le chantage fait à l’Algérie pour qu’elle accepte les expulsions.
Ce n’est pas la seule nationalité qui subit l’enfermement alors qu’il n’y a pas de laissez-passer mais la majorité des personnes enfermées dans les CRA de l’Hexagone sont originaire d’Algérie, Tunisie et Maroc.
Cette « menace à l’ordre public » a été inscrite dans la loi Asile et Immigration de 2024, dite Darmanin et c’est le fer de lance du gouvernement contre l’immigration. Elle permet de placer les personnes en CRA avec ce motif. Il n’existe aucune définition juridique de la « menace pour l’ordre public », c’est laissé à l’appréciation de l’administration qui l’utilise très largement et de façon totalement arbitraire même pour des délits mineurs, comme le vol ou la mendicité.
« La menace grave pour l’ordre public » permet elle, de supprimer toutes les protections contre l’expulsion sauf le fait d’être mineur. Cela signifie que les personnes qui ont des enfants et conjoints français ou sont en France depuis l’enfance peuvent être expulsées si la préfecture l’a décidé de façon totalement arbitraire.
Idem, la loi 2024 a rallongé la durée des OQTF, obligation de quitter le territoire français à 3 ans et a fait disparaître aussi les protections qui existaient contre les OQTF.
La circulaire Retailleau d’octobre 2024 vient renforcer la loi de 2024, elle appelle les préfectures à retirer les titres de séjour ou de ne pas les renouveler pour les personnes qui ont commis une infraction peu importe le niveau de gravité en utilisant la « menace pour l’ordre public », même pour des personnes installées en France depuis longtemps avec des attaches familiales donc des personnes qui étaient en situation régulière.
De plus, la de 2024 a généralisé et renforcé la double peine. La double peine c’est le principe d’expulser des personnes étrangères qui ont fait de la prison et qui ont payées leur peine comme on dit.
On rencontre beaucoup de personnes très jeunes qui sont en circuit quasi fermé entre CRA et prison sur plusieurs années. Les préfectures et l’administration pénitentiaire collaborent de plus en plus pour expulser les sortants de prison. Depuis 2017, le nombre de personnes enfermées dans les CRA à leur sortie de prison a presque doublé. En 2024, sur l’ensemble du territoire c’est plus de 28 % des personnes enfermées en CRA sortaient de prison, c’est devenu la première cause d’enfermement en CRA. Pour Toulouse par exemple c’est 40 %
A la sortie de prison, les personnes sont enfermées en CRA et si elles en sortent sans être expulsées, elles ont toujours leur OQTF. Elles risquent donc de se faire attraper à nouveau et encore enfermer en CRA et retourner en prison par exemple si elles ne respectent pas certaines mesures d’expulsion. Il y en a plusieurs qui donnent beaucoup de possibilités aux préfectures.
On peut rappeler quelques chiffres : les personnes non blanches sont plus contrôlées et interpellées par la police jusqu’à 20 fois plus que les personnes blanches. Par rapport aux personnes françaises, les personnes étrangères risquent 3 fois plus de passer en comparution immédiate, 5 fois plus d’être placées en détention provisoire, et risquent 3 fois plus la prison ferme. Les personnes étrangères sont donc plus judiciarisées, avec des sanctions plus sévères et représentent 25% du total des personnes emprisonnées.
Au CRA de Toulouse, il n’y a plus de secteurs femmes et famille, toutes les cellules sont maintenant destinées aux hommes pour accueillir plus de sortants de prison, c’est l’objectif de l’État. Pour autant, les femmes et les familles ne sont pas épargnées, et si elles ne sont pas enfermées au CRA de Toulouse, elles sont assignées à résidence (AAR).
La durée des AAR a augmenté avec la dernière loi Asile et Immigration de 2024, passant à 45 jours renouvelables deux fois, pour une durée totale pouvant aller jusqu’à 135 jours. Par ailleurs, l’AAR est de plus en plus utilisée par les préfectures quand l’expulsion n’a pas pu avoir lieu au bout de 3 mois d’enfermement. Cette pratique permet de continuer à punir et torturer les personnes.
Les CRA sont centraux dans la loi Asile et immigration de 2024, et la loi lompi votée en 2019 prévoit de nouvelles constructions. En tout, le gouvernement a pour objectif de disposer de près de 3000 places en 2027. Aujourd’hui on est à 1960 places. Des millions d’euros vont donc sortir des caisses de l’État pour construire des CRA et alimenter le business du secteur du bâtiment, secteur qui emploie le plus de travailleurs sans papier exploités. La fermeture des frontières étant par ailleurs un business colossal.
Le cas de Mayotte
Quand on pale des CRA, il faut évoquer le cas de Mayotte car elle représente à elle seule 72 % des expulsions et 55% des enfermements dans les CRA. Mayotte est un département colonial qui fait partie de l’archipel des Comores est qui est restée illégalement française à l’indépendance des îles en 1975. On entend parler de Mayotte surtout quand il y a des offensives coloniales comme les opérations Wuambushu mais à Mayotte l’expulsion est toujours à un niveau industriel. L’État fixe à la préfecture des objectifs d’expulsion de 30 000 personnes par an, c’est à dire près de 10% de la population de Mayotte, essentiellement des comoriens qui étaient à la base chez eux. C’est une gestion des populations sous régime colonial. En plus du CESEDA, il y a à Mayotte le droit dérogatoire qui diminuent les droits des étranger·es. Par exemple sur les contrôles, les personnes étrangères peuvent être contrôlées partout, le droit du sol et le droit à la régularisation ne sont pas les mêmes que dans l’Hexagone ils sont justement en train d’être durci en ce moment, l’enfermement des enfants en CRA est toujours autorisé etc.
Et à ça se rajoutent les pratiques illégales de la police comme le rattachement des enfants à n’importe quel adulte pour pouvoir les enfermer quand ils arrivent en bateau. On n’a pas le temps de développer d’avantage mais on a une petite brochure sur Mayotte qui rappelle le contexte colonial et les discriminations spécifiques à Mayotte.
Comment les personnes se retrouvent au CRA et comment ça se passe une fois enfermer ?
Une partie de nos actions au TAC est d’essayer d’informer sur le droit des étrangers qui est particulièrement complexe, dérogatoire et opaque. Nous avons fait une brochure qui explique les étapes et les procédures d’enfermement que vous pouvez retrouver sur notre table.
En résumé, la police procède aux arrestations des personnes suite aux contrôles au faciès, un contrôle de ticket dans les bus, un contrôle routier, sur réquisition du procureur dans la rue, dans les gares ou lors de convocations à la préfecture. Il faut préciser que ces arrestations sont notamment motivées par la politique du chiffre dans la police, ça permet aux flics de monter en hiérarchie, de toucher des primes etc. Et le contrôle des étrangers est le plus rentable.
Sans entrer dans le détail des différents cas d’arrestation, si les personnes n’ont pas les bons papiers français, elles reçoivent de l’administration une mesure d’expulsion, le plus souvent une obligation de quitter le territoire, une OQTF.
Au bout de 4 jours au CRA si la personne n’est pas expulsée, elle passe devant le juge des libertés et de la détention
Le JLD décide de son maintien en CRA ou de sa libération et la personne peut rester jusqu’à 90 jours enfermée. Chaque mois, elle aura une audience du JLD qui renouvellera ou non son enfermement. Pendant tout le temps de sa rétention elle peut être expulsée. Pour lever les mesures d’expulsion comme les OQTF, cela relève du tribunal administratif, ce qui nécessite d’autres démarches et d’autres grandes difficultés.
Quand une personne est libérée du CRA, elle reste sous le coup de la mesure d’expulsion, et peut être enfermée à nouveau dès 7 jours ou 48h en cas de « nouvelles circonstances de fait ou de droit ». Les personnes ne sont jamais tranquilles tant qu’elles ont une mesure d’expulsion.
Les violences que subissent les étranger·es ne sont pas que policière ou carcérale, elles sont aussi judiciaires.
Il est difficile pour les personnes de se défendre : la plupart du temps, les personnes ont des avocat·es commis d’office, n’ayant pas les moyens de payer un·e avocat·e de leur choix. De plus les avocat·es de l’audience du JLD ont connaissance du dossier au dernier moment et il arrive qu’ils ne plaident pas du tout.
Conditions de vie, torture
Une fois les personnes arrêtées et enfermées, elles vont vivre dans des conditions particulièrement difficiles, à l’abri des regards et sous l’arbitraire des flics.
Des centaines de témoignages recueillis par les collectifs anti-CRA montrent que les conditions de vie sont une torture pour les prisonniers. Vous pouvez retrouver des témoignages dans nos brochures ou sur nos réseaux. Également sur les supports des autres collectifs, anti CRA, Marseille, Lyon, Ile de France, etc.
Les prisonniers des CRA parlent du mauvais traitement des violences qu’iels subissent, iels sont traitées comme des animaux, parlent systématiquement d’humiliation raciste de la part de l’administration et de violences policières. Si la personne veut porter plainte pour les violences subies, très souvent le policier porte plainte avant pour outrage ou violence par exemple.
La mise au mitard également est très fréquente notamment la veille d’une expulsion. Les personnes peuvent être attachées avec un casque sur la tête pour ne pas résister à l’expulsion. De plus, lorsqu’elles sont amenées au JLD elles sont menottées dans le dos jusqu’au tribunal.
Les conditions de vie sont indignes : la nourriture est insuffisante et infecte, parfois périmée. Et globalement, les prisonniers et prisonnières se plaignent d’avoir faim.
Les médecins du CRA font régulièrement des refus de soins même face à des femmes enceintes malades. Ils ne délivrent jamais de certificat d’incompatibilité avec l’enfermement, ce qui pourrait faire libérer les personnes. Ils distribuent facilement des psychotropes pour assurer la soumission des personnes et pacifier le CRA. Des personnes se sont suicidées avec les calmants et somnifères distribués. Énormément de personnes enfermées ont des troubles psychiques qui s’aggravent avec l’enfermement.
Il faut donc comprendre que les CRA tuent, il y a plus d’une dizaine de morts depuis 2017, on n’a pas les chiffres exacts et les circonstances du décès restent inconnues, suicides, violences policières, incendie ou manque de soins appropriés. Les prisonniers ont de plus en plus recours au suicide et aux automutilations.
Les personnes résistent et luttent à l’intérieur du CRA quotidiennement face à la police qui humilie et violente, elles font des grèves de la faim, réussissent à s’échapper parfois, résistent aux déportations en refusant d’embarquer, même si elles risquent la prison et ensuite le retour au CRA.
Externalisation des frontières et des déportations
Pour finir, on va évoquer rapidement la question de l’externalisation des frontières et des déportations sachant que ça sera l’occasion d’une autre rencontre !
Depuis les années 2000, la France et l’UE externalisent leurs frontières dans les pays des Suds anciennement colonisés. Cette externalisation s’inscrit dans la politique impérialiste notamment de l’UE. Des accords asymétriques sont passés sous forme de chantage, en coupant les « aides financières au développement » ou les engagements commerciaux si les pays ne coopèrent pas pour bloquer l’immigration. L’UE délègue ainsi la barbarie et s’en lave les mains. Les frontières tuent et représentent un business colossal pour les multinationales occidentales.
Après l’externalisation des frontières pour empêcher les immigrés de venir, l’externalisation des déportations commence à se mettre en place. Les pays occidentaux vont renvoyer leurs demandeurs d’asile vers des pays du sud pour gérer les dossiers et les expulser vers leurs pays d’origine. L’Italie a déjà passé un accord avec l’Albanie où a été construit un immense camp pour y placer les demandeurs d’asile arrivés en Italie, traiter leur demander et les expulsions, et ça en échange de compensation financière et l’intégration de l’Albanie dans l’UE
Une autre étape est en cours : l’UE propose
• Une prolongation de la durée maximale de rétention jusqu’à 2 ans, voire plus pour des “raisons de sécurité” ; comme on l’a vu précédemment
• La création de "centres de retour" situés hors du territoire européen, c’est donc une externalisation des CRA ;
En 2024, le Rwanda a signé un accord avec le Royaume-Uni, pour accueillir les migrants dits clandestins. Après un long ping-pong administratif et législatif, Londres a fini par abandonner le projet. Cependant, ce processus est en cours ailleurs et va banaliser la déportation de migrants dans d’autres pays. Les migrants expulsés des Etats-Unis pourraient se retrouver dans des camps de rétention au Rwanda, les premières discussions entre Kigali et Washington sont en cours. Déjà en 2018 Israël prévoyait de déporter des demandeurs d’asile dans ce pays mais nous n’avons pas plus d’informations car c’est une décision classée secrète.
De même, on assiste à un processus d’externalisation des prisons qui mêlent judiciaire et administratif : nouvelle idée de Darmanin sur le modèle du Danemark qui loue des prisons au Kosovo pour y mettre les prisonniers étrangers. Les détenus finiront ainsi leur peine au Kosovo avant d’être expulsés vers "leurs pays l’origine"
Pour conclure et si c’est nécessaire de le rappeler, la France reste un État colonial. Elle a reconnu sa responsabilité en 1991 dans la déportation et le massacre des juifs avec la rafle du Vel’ d’Hiv. Cette reconnaissance n’a jamais été faite pour la colonisation et les crimes d’État qui en ont découlé.
Les luttes contre les politiques anti-migratoires et contre le racisme d’État sont indissociables des luttes anti-impérialistes et anticolonialistes. Le renforcement de la France en Kanaky, les discriminations à Mayotte et dans les outre mers en général, et la complicité de la France dans le génocide des palestiniens par l’État sioniste, sont l’application de la politique coloniale française.
Aussi, l’impérialisme et la Françafrique qui permettent l’accaparement des richesses des pays du sud vont de pairs avec les violences faites aux immigrés, la fermeture des frontières et le business que ça génère. La déshumanisation des personnes musulmanes, arabes, noires, est un continuum colonial qui autorise le génocide des palestiniens et les milliers de migrants qui meurent notamment en mer.
Ressources
– Sylvie Thénault, "Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale, camps, internements, assignations à résidence"
– Marc Bernardot, "La tradition d’internement en France"
– FASTI - "Abrogeons le CESEDA"
– Centres et locaux de rétention administrative - Rapport national et local des associations 2024
– MIGREUROP - Réseau euro-africain d’associations de défense des droits
– ANAFE - Défense des droits des personnes étrangères aux frontières
– Toulouse Anti CRA, brochures citées :
– > Enfermement au CRA, étapes et procédures
– > La répression coloniale de l’État français contre les étranger·es à Mayotte
– > Contre les prisons et les frontières, luttes contre les CRA, paroles de prisonnier·es de Toulouse
À retrouver sur le site : https://toulouseanticra.noblogs.org/brochures/