- 6 décembre 2021
Léopold Lambert est architecte de formation et rédacteur en chef de la revue The Funambulist, consacrée aux « politiques de l’espace et des corps ». Il a publié en avril 2021 le livre États d’urgence, une histoire spatiale du continuum colonial français. Par une approche originale, il tisse les liens temporels et spatiaux du colonialisme de l’Algérie à la Kanaky Nouvelle Calédonie en passant par les quartiers populaires et Ma’ohi Nui [1].
Le titre de l’ouvrage est trompeur car si l’état d’urgence sert bien de fil conducteur, il s’agit surtout d’un révélateur des politiques coloniales déployées par la France en différents lieux et époques. L’auteur insiste d’ailleurs pour ne pas focaliser l’attention sur cette seule loi, trop souvent présentée comme constitutive d’un régime d’exception. Parce que la plupart de ses articles, depuis Macron, sont passés dans le droit commun, ou que les « pouvoirs spéciaux » pendant la guerre d’Algérie l’ont par fois dépassée, certes. Mais surtout parce que de l’Empire aux quartiers populaires, les peuples colonisés ou leurs descendants connaissent la violence au quotidien, sans qu’aucune loi ne le prévoie. On y lit plusieurs fois les propos de Jean Marie Tjibaou qui résume cette idée : « en ce qui nous concerne, cela fait 130 ans que nous subis sons l’état d’urgence ».
Les hommes du continuum colonial français. Cartographie réalisée par Léopold Lambert pour le livre.
Le premier intérêt du livre est de présenter des synthèses de la révolution algérienne ou de l’insurrection des années 80 en Kanaky Nouvelle Calédonie par un travail de compilation très complet agrémenté de témoignages. On y trouve bien des détails sur les deux épisodes tristement célèbres : le massacre du 17 octobre 1961 à Paris et celui de la grotte d’Ouvéa en mai 1988. L’auteur leur donne chair, à l’image du témoignage d’Ahmed Djoughlal [2] qui dépeint son policier bourreau « la bave à la bouche, les yeux fous ».
Le souci permanent de Léopold Lambert est, d’une part, de placer les voix des colonisés résistants au centre, d’autre part de présenter des périodes moins bien connues, en mettant en relief tant les circulations des opprimés qui ont tissé des solidarités inventives, que les rouages du colonialisme. Le livre, dense, nous emmène bien au-delà des "grands événements" et redonne de la profondeur à l’espace et à l’histoire.
Alors qu’approche la fin des accords prévoyant la décolonisation de Kanaky Nouvelle Calédonie, cet ouvrage redonne justement au pays et à la lutte Kanak la place qu’ils méritent. Le tiers du livre qui y est consacré montre à la fois l’intensité de la violence coloniale qui s’est abattue sur l’archipel et la richesse des stratégies de résistance déployées. À l’heure où le rythme médiatique impose son simplisme en
aplatissant les enjeux au seul score aux référendums d’indépendance, États d’urgence permet d’appréhender ce à quoi les Kanak font face depuis des décennies : un État français froid, à la gestion militaire, et des colons qui par leur violence et leur racisme sont comparables à ceux d’Algérie. Cette seule partie
justifie la lecture de l’ouvrage car elle fournit une synthèse rare de l’histoire politique de ce pays.
Le livre est parsemé de portraits édifiants d’administrateurs coloniaux, politiciens, préfets ou militaires que la machine coloniale recycle d’une colonie à l’autre ou dans la gestion des quartiers populaires. Si certains, tels Pasqua ou Foccart, sont biens connus, on découvre par exemple Amaury de Saint-Quentin : descendant d’une famille caldoche présente en politique et dans l’extraction du nickel, on le retrouve ensuite au ministère de la Défense puis comme préfet en Guadeloupe, à la Réunion et désormais dans le Val d’Oise. La volonté de l’auteur n’est pas de personnifier la politique coloniale mais de dessiner, à travers ces illustrations et portraits, l’omniprésence des mêmes schémas de pensées et la même pratique de la violence à l’encontre des colonisés et de leur descendance, et ce à tous les échelons de l’État. Ainsi, il est rappelé que bon nombre de gardiens des foyers où ont été mis les travailleurs immigrés étaient d’anciens militaires ou policiers ayant officié en Algérie.
Chrono-cartographie du continuum colonial, réalisée par Léopold Lambert pour le livre.
Le récit n’est pas toujours chronologique et superpose volontairement des lieux et des époques diverses, à l’image de ces vues aériennes de la région parisienne qui font figurer les emplacements des bidonvilles disparus, les lieux des massacres du 17 octobre 1961, en même temps que les commissariats de police d’aujourd’hui. L’auteur apporte un prisme original en parsemant son texte de considérations architecturales sur la construction des bâtiments à usage coercitif (les camps, les prisons, les commissariats) ou sur les habitats populaires (le labyrinthe des rues d’Alger, les chemins et les squats de Kanaky, les bidonvilles) qui arrivent souvent à échapper au contrôle et fournissent des possibilité de résistance. Le pouvoir s’en méfie d’ailleurs et tente d’entraver quand il le peut l’appropriation de l’espace par celles et ceux qu’il entend écraser.
On pourrait ressortir de la lecture assommé par l’ampleur et l’intensité de la barbarie coloniale déployée par la France au fil des siècles. Mais d’une part, la période impose de regarder bien en face ces lignes structurantes de notre société et de notre État. D’autre part, le "continuum colonial" a toujours fait face à un "continuum de résistances et de complicités" par les colonisés et leurs alliés, auquel le livre
ramène en permanence.
Mathieu Lopes / Billets d’Afrique
Leopold Lambert, États d’urgence, une histoire spatiale du continuum colonial français , éditions
Premiers matins de novembre, avril 2021, 18 euros .
" Nous sommes le 16 mars 1871 à Bordj Bou Arreridj en Kabylie. Le cheikh El Mokrani et 6 000 soldats se lancent contre l’administration coloniale de la ville. Plus tard, ils seront près de 200 000 à mener l’attaque contre l’occupant français à Tizi-Ouzou, Larbaâ Nath Irathen (Fort-National), Dra-el-Mizan, Dellys, Béjaïa (Bougie) en Grande Kabylie. Quarante ans après l’invasion française de la Régence d’Alger et vingt-quatre ans depuis la capitulation de l’émir Abdelkader, c’est le début de la grande rébellion des Mokrani et de la confrérie soufie Rahmaniyya contre l’ordre colonial en Algérie. Quarante-huit heures plus tard, le 18 mars 1871, alors que le siège de l’armée prussienne sur Paris s’est achevé quelques semaines auparavant, les soldats du 88e régiment d’infanterie refusent d’obéir à l’ordre de tirer sur la foule, en particulier sur les nombreuses femmes venues les empêcher de récupérer les canons de la Garde nationale sur la colline de Montmartre. Leur mutinerie et fraternisation avec la population parisienne initie la Commune de Paris, prolétaire, socialiste et internationaliste – elle compte notamment de nombreux Italiens et Polonais, mais aussi un petit nombre d’Algériens. Après quelques courts mois de succès de ces révoltes, les répressions contre-révolutionnaires menées par Adolphe Thiers sont d’une immense violence. En Algérie, des milliers d’insurgés kabyles sont exécutés sommairement et des amendes imposées à leurs tribus forcent ces dernières à des décennies de pauvreté – leurs terres sont également mises sous séquestre. À Paris, la semaine sanglante (21-28 mai 1871) voit les troupes versaillaises reprendre Paris en tuant plusieurs dizaines de milliers de communards. Les dizaines de milliers de prisonniers kabyles, dont Boumezrag El Mokrani, le frère du cheikh, et communards – dont Louise Michel – sont jugés sommairement et envoyés au bagne colonial. Les condamnations lisibles sur les procès verbaux des jugements sont, quasi-identiques des deux côtés de la Méditerranée : « l’excitation à la guerre civile », « le pillage », « l’incendie », « la participation à l’insurrection » sont autant de chefs d’accusation que nous retrouvons indistinctement à l’encontre des insurgés kabyles ou communards. Certains de ces condamnés sont déportés vers la Guyane, tandis qu’une majorité est envoyée dans la colonie pénale appelée Nouvelle-Calédonie par les Européens. Là-bas, colonisés maghrébins et prolétaires européens se rencontrent sur la terre d’un troisième peuple, ou plutôt des nombreux autres peuples autochtones de la Grande Terre et des îles l’entourant. Il s’agit de celles et ceux qui, rassemblés politiquement des années plus tard, revendiqueront le nom de Kanak.
Le 25 juin 1878, une troisième révolte débute : celle de 3 000 Kanak de différentes tribus unifiées par le grand chef Ataï. Ils prennent d’assaut le village de La Foa sur la Grande Terre et libèrent un chef de clan emprisonné dans une gendarmerie française. L’administration coloniale est dépassée par cette révolte qui ébranle vingt-cinq ans d’occupation française dont une quinzaine d’années de bagne colonial. Elle propose des remises de peines aux bagnards qui acceptent de participer à la contre-révolution. Ils sont nombreux, y compris parmi les communards et les Kabyles, à accepter ce faux dilemme. Parmi les Parisiens, Louise Michel et Charles Malato se distinguent en prenant fait et cause pour la lutte anticoloniale des Kanak. Près d’un siècle plus tard, les deux organisations révolutionnaires kanak Foulards rouges et Groupe 1878 rendront compte de cette solidarité : les premiers dans leur nom même qui rappelle les foulards rouges offerts par l’institutrice anarchiste à des camarades kanak et les deuxièmes en rendant hommage à la Commune de Paris dans un texte intitulé « Il était une fois une grande ville ». Au cours de la contre-révolution coloniale, la négociation contrainte avec l’occupant n’est cependant pas l’apanage des déportés communards et kabyles. Certaines chefferies kanak, elles aussi, se voient offrir des marchés par l’administration coloniale.
Ainsi, le 1er septembre 1878, Ataï est assassiné et décapité par l’un des membres d’une des tribus de Canala. Quelques mois plus tard, à l’issue de cette guerre asymétrique, les bagnards kabyles et communards sont amnistiés, l’administration coloniale leur donne des terres à cultiver mais leur interdit de quitter l’archipel. Le colonialisme de peuplement se construit ainsi : le bagnard devient soldat colonial puis exploitant de la terre autochtone spoliée. Conscient du vol de la terre qu’il prétend désormais être la sienne, le colon se force à demeurer milicien dans l’âme, comme nous le verrons à de multiples reprises dans cet ouvrage.
Cette histoire est autant une histoire des violences coloniales qu’elle est une histoire des révoltes à leur encontre. Il s’agit avant tout de rencontres : certaines délibérées, d’autres fortuites ; certaines violentes, d’autres solidaires. Ce qui les lie en premier lieu est bien-sûr la machine contre-révolutionnaire française, mais les résistances organisées face à celle-ci la transcendent et forment entre elles des solidarités fondatrices d’autres futurs.
Cette « rencontre » entre différents groupes révolutionnaires et/ou anticoloniaux peut servir d’exemple autant que de prologue de ce que j’appelle le continuum colonial français que je tâcherai d’expliquer plus longuement dans cette introduction. Le rapprochement des territoires d’Algérie, de Kanaky et de France m’intéresse particulièrement dans le cadre de ce livre. En effet, des années plus tard, ces trois géographies deviendront les trois principaux sites d’application d’une loi française contre-révolutionnaire : l’état d’urgence. La violence policière, militaire et judiciaire qu’une telle législation permet est déployée huit fois entre le moment de sa création et le 1er novembre 2017. À cette date, la loi SILT, dite « renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme » initiée par Emmanuel Macron entre en vigueur et rend quasiment obsolètes les mesures permises par l’état d’urgence puisque cristallisant la majorité d’entre elles dans le droit commun.
[...]
Comparer n’est pas équivaloir
Les différents territoires au sein desquels l’état d’urgence est appliqué depuis sa création, offrent un panel de géographies liées de manière plus ou moins directe au colonialisme français. La première, l’Algérie, constitue le paradigme de la colonie de peuplement française. De même, sa Révolution incarne, avec celle d’Haïti 150 ans plus tôt, le paradigme du mouvement de libération anticoloniale. La deuxième géographie en question, Kanaky, bien que souvent associé aux autres territoires appelés « outre-mer » malgré des situations géographiques et historiques radicalement différentes, partage de nombreuses caractéristiques avec la situation algérienne, en particulier son statut de colonie de peuplement. La troisième enfin, plus diffuse, ce sont les quartiers populaires de France. La comparaison avec les deux premières peut sembler ici délicate. Comme me l’a rappelé le politiste kanak Pierre Wélépa lorsque je comparais maladroitement les luttes de la jeunesse de la tribu de Saint-Louis en périphérie de Nouméa avec celle des quartiers populaires en France : « Il n’y a pas beaucoup de similitudes entre ce qui se passe chez les colonisateurs dans leurs quartiers et la lutte d’un peuple autochtone. » Bien que cette affirmation puisse sembler de prime abord quelque peu excessive, il est crucial d’observer que l’exercice de comparaison est toujours périlleux. En effet, il a tendance à s’affranchir des spécificités liées aux contextes, aux peuples, aux histoires, aux combats et, en cela, les réduit à une compréhension simpliste.
En d’autres termes, cet exercice bien souvent essentialise les différentes nations colonisées et groupes racialisés, ainsi que leurs luttes respectives dans un grand groupe des « colonisés » ou des « racisés » en effaçant les particularités de chacun. Dans le cadre de ce livre, l’exercice comparatif qui en motive l’écriture est une comparaison entre des modes opératoires et une instrumentalisation de l’espace par la puissance coloniale dans différentes géographies à différents moments historiques. Cette comparaison, je le crois, se justifie précisément par le fait que le respect de la spécificité des lieux et des moments n’est pas particulièrement le fort de la gestion coloniale. Ainsi, les comparaisons entre formes de résistance à cette puissance coloniale ne sont que très peu nombreuses, sauf lorsque les groupes de résistance se revendiquent eux-mêmes d’un combat passé. À cet égard, la Révolution algérienne fait figure de référence.
La comparaison entre des espaces-temps proprement coloniaux comme l’Algérie des années 1950 ou Kanaky des années 1980 avec celui des quartiers populaires en France dans les années 2000 et 2010, bien que délicate, se justifie pour trois raisons a minima. La première, limpide, est qu’une majorité des habitants des quartiers populaires portent en eux la mémoire, les traumatismes, et les histoires personnelles et collectives de la domination coloniale – française pour la plupart, mais également britannique, belge, espagnole, italienne et portugaise. La deuxième est que le rapport de l’État français à ces populations (que ces dernières possèdent la nationalité française ou non), notamment dans les interactions avec sa police, se manifeste dans une généalogie claire d’une époque explicitement coloniale. La troisième raison est que la spatialité des quartiers populaires constitue un enjeu crucial partagée entre contrôle étatique et appropriation communautaire par les habitants eux-mêmes. Bien que cet enjeu ne soit pas du même ordre que la libération d’une terre sous domination coloniale comme dans le cas de l’Algérie et de Kanaky, ces combats font apparaître des similitudes non-négligeables. Ces trois aspects permettent d’inscrire l’espace et l’histoire des quartiers populaires ces soixante dernières années au sein du continuum colonial français, comme je le ferai tout au long de cet ouvrage. "