- 15 mai 2023
Alors que la Turquie ne cesse de bombarder le centre historique de la guérilla dans les monts de Qandil, plusieurs milliers de Kurdes s’y sont réuni-es pour fêter leur nouvel an et célébrer la résistance.
Le tremblement de terre de février 2023 a frappé l’immense majorité des familles kurdes et rendu l’organisation des festivités de Newroz encore plus difficile cette année. À Souleimaniyé, l’une des grandes villes du kurdistan irakien, la famille de Colemerg et Faraşîn habite un appartement du quartier Saib City avec leur jeune fils. Elle est cuisinière, lui travaille dans le bâtiment et ils ont dû quitter la Turquie il y a 8 ans pour fuir les persécutions politiques. « La Turquie est un régime fasciste » soupire Colemerg. A la télévision, on vient d’annoncer l’exécution de quatre membres d’une même famille kurde qui ont allumé un feu pour Newroz, dans la région d’Afrin occupée par Ankara depuis 2018.
« Nous luttons contre l’oppression depuis des milliers d’années » raconte Şilan Şakir, une militante, membre du bureau des relations diplomatiques des femmes kurdes. « Mais nous refusons d’être considérés seulement comme des victimes, notre histoire est une histoire de résistance ». La formation du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) suite au soulèvement des kurdes d’Irak en 1991 fait effectivement suite à des luttes continues contre le système d’oppression établi sous Saddam Hussein. Dans ce contexte, en 1988, le dirigeant irakien a fait massacrer près de 5000 Kurdes à Halabja dans l’est du pays, en bombardant la région avec des Mirage français et des armes chimiques conçues grâce aux exportations de plusieurs États européens, dont des entreprises francaises [1] . Largement documenté mais peu reconnu par les institutions internationales, ce massacre d’Etat vient d’être commémoré par les kurdes le 16 mars.
Et selon Azadî, un militant kurde venu dîner chez la famille de Faraşîn et Colemerg, « c’est aussi la modernité capitaliste qui détruit la vie commune et la culture kurde. » Colemerg ajoute que les partis au pouvoir au Kurdistan irakien ont par ailleurs leur responsabilité. « Ils ont trop trahi. J’ai le grand espoir de voir le Kurdistan uni mais les partis ici s’occupent surtout de leurs intérêts », explique-t-il. Pour moi, le PKK est notre seul espoir. »
Considéré comme une « organisation terroriste » par de nombreux pays de l’Otan et de l’Union européenne, le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) milite pour l’autodétermination des Kurdes depuis la fin des années 1970. D’inspiration marxiste-léniniste à sa fondation, le parti a effectué un « changement de paradigme » au début des années 2000 sous l’impulsion de son théoricien Abdullah Öcalan. Il construit depuis un projet de société nommé « modernité démocratique », opposé au capitalisme et à l’Etat-nation, basé sur l’autogestion, l’émancipation des femmes et les principes du municipalisme libertaire [2]. « Guide de la révolution » selon les termes employés par la plupart des Kurdes rencontrés, Öcalan a été arrêté par la Turquie en 1999 et reste détenu à l’isolement sur l’île-prison d’Imrali sans possibilité de voir ses avocats depuis plusieurs années.
Souleimanyé, Région autonome du Kurdistan (Nord de l’Irak), mars 2023
Souleimaniyé est désormais administrée par l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), un parti originellement à gauche depuis 1975 et qui s’est rapproché de l’Iran, alors que la région d’Erbil est dirigée par le Parti Démocratique du Kurdistan (PDK), affilié á la Turquie et à l’Otan. « J’ai le grand espoir d’unir le Kurdistan mais les deux partis ici s’occupent surtout de leurs intérêts » explique Colemerg. L’ouvrier précise que l’UPK a pourtant aidé le mouvement révolutionnaire du PKK en lui fournissant des renseignements durant la bataille de Kobané entre 2014 et 2015. Le dirigeant de l’UPK Bafel Talabani a aussi parlé d’unité du Kurdistan et s’est récemment rendu au Rojava, ou une administration autonome gère la région selon les principes du « confédéralisme démocratique ».
Formée à la « guerre spéciale » par les Etats-Unis dans le cadre de l’Otan et impuissante à « conquérir les coeurs et les esprits » des kurdes, l’armée turque maintient le kurdistan irakien sous la menace constante de ses drones. La ville de Souleimaniyé a été frappée en 2019 et, alors que le PKK a décrété un cessez-le-feu suite au tremblement de terre de février 2023, la région de Qandil a été bombardée la semaine précédent la célébration de Newroz cette année, explique Azadî. Ankara y vise systématiquement les véhicules et les maisons des civils avec le soutien des Etats-Unis et de l’Occident précise Kamaran Mosman, un expert de l’ONG Community PeaceMakers Team (CPT). « Ils veulent terroriser l’ensemble de la population et même si nous n’avons que des videos pour le prouver, nous n’avons absolument aucun doute sur le fait que la Turquie emploie des armes chimiques contre les kurdes » affirme-t-il. La Turquie aurait ainsi employé différents type d’armes chimiques et des bombes au phosphore contre les kurdes en Irak depuis 2019 [3].
Dans ce contexte, la fête de Newroz symbolise à la fois la renaissance du printemps et la résistance du peuple kurde. Á la télévision chez Colemerg et Faraşîn, une chaine diffuse en continu les images du début des festivités : meetings et concerts suivis de manifestations spontanées dans les quatre régions du kurdistan occupées par l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie. La famille a préparé ses plus belles tenues et sa tente pour aller fêter Newroz à Qandil. « Les gens y vont pour montrer leur soutien à la guérilla. Et aussi parce qu’ils savent que là-bas, la guérilla les protègera » explique Colemerg. Lui ne trouve pas dangereux de s’y rendre même si la Turquie a déjà bombardé les points d’accès la veille des festivités en 2019 [4]].
Les monts de Qandil, bastion de la guérilla
En cette fin mars, le temps est pluvieux et c’est une bonne nouvelle assure Azadî, car les drones ne sortent pas lorsque la visibilité est mauvaise. Comme plusieurs centaines de familles, Colemerg et Faraşîn ont donc bravé le danger et pris la route pour Qandil le 20 mars. Cette commune formée d’une soixantaine de villages acquis à 90% au PKK est « le coeur de la révolution », explique Azadî. Après plusieurs heures de route, ils sont passés par Ranya où le soulevement kurde a été déclenché en 1991, ils ont traversé un dernier checkpoint et sont entrés dans les monts de Qandil, sanctuaire de la guérilla. En redescendant derrière un dernier col, la route s’ouvre sur un poste de contrôle fait de parpaings où flottent les drapeaux aux couleurs du mouvement. Des militants aux visages dissimulés par des keffiehs, armes à la main, y vérifient et saluent les nombreux bus, pick-up et voitures familiales qui arrivent du Başur mais aussi du Bakur et du Rojhilat (les régions du Kurdistan d’Irak, de Turquie et d’Iran).
Quelques kilomètres plus loin, la plupart font escale au cimetière des martyrs oú sont enterrés des dizaines de kurdes tués dans le cadre de la lutte pour l’indépendance depuis les années 1970. Parmi les tombes les plus récentes, en haut du site, on trouve notamment celle d’Evin Goyi, militante historique assassinée à Paris le 23 décembre 2022. Autour de sa pierre tombale, plusieurs personnes assurent qu’elle a été tuée selon les méthodes habituelles du MIT (le service de renseignement turc) consistant à recruter des mercenaires en prison. Et la complicité de la France ne leur laisse aucun doute.
Le cimetière des martyr-es, Qandil, 2023
Les visiteurs peuvent ensuite visister le site d’un des villages de Qandil bombardé par des avions de chasse turcs en 2015. Entre les ruines de plusieurs maisons dévastées, un mausolée rend hommage aux victimes, toutes civiles et parmi lesquelles figurent plusieurs enfants. « Des drones armés survolent les villages tous les jours » explique Şilan Şakir. « Leur bruit laisse planer la menace d’un bombardement en continu pour terroriser les habitants avant de les éliminer » précise-t-elle. « Les attaques chimiques brûlent la peau et font suffoquer, nous l’avons documenté depuis plusieurs années mais le reste du monde s’en fout. » Et pourtant les habitants de Qandil s’y maintiennent raconte la militante, « la volonté de la population est puissante. Ils disent : peu importe ce qui arrive. Si nous devons mourir, nous mourrons ici. »
Zargelê, hameau de Qandil, bombardé en 2015 par l’aviation turque
Comme au Rojava, la municipalité de Qandil est gérée selon les principes du « confédéralisme démocratique », précise cette représentante des femmes dans la salle du conseil des villageois. Ici, un conseil d administration s’occupe des services à la population (eau, électricité, routes...) et un conseil populaire gère les aspects sociaux. Parmi les représentants des habitants, les femmes constituent au moins la moitié des membres et disposent en parallèle de leurs propres structures autonomes pour s’organiser entre elles.
Le périple s’achève dans une plaine gigantesque entre les montagnes, oú une grande scène a été décorée avec les drapeaux de la guérilla, des portraits de martyrs et celui d’Abdullah Öcalan. Pour organiser la célébration de Newroz, des comités ont été formés de volontaires pour gérer la nourriture ou assurer la protection des personnes. Les habitants des villages ont ouvert leurs portes pour accueillir les visiteurs chez eux mais la plupart des familles installent leurs propres campements et allument des feux sans tarder. Symbole de purification et de résistance, le feu est un élément central de Newroz.
La nuit du 20 mars, les participants embrasent des dizaines de flambeaux et forment une procession qui chemine en éclairant la montagne tandis que des centaines de feux d’artifices manuels distribués pour l’occasion illuminent le ciel. « Dans l’histoire du Kurdistan, Newroz est le jour sacré du peuple » explique Jiyan Qadir une jeune fille venue du village de Kesre dans la région de Balakayati, près d’Erbil. Elle a revêtu ses habits de fête car « c’est un moment de liberté pour notre peuple et j’espère que nous aurons une véritable indépendance » ajoute-t-elle avant de rejoindre la foule ou des groupes ont commencé à danser sans attendre la musique.
Dans l’après-midi du 21 mars, sur la grande scène et sous la pluie, les prises de paroles s’enchaînent pour célébrer la nouvelle année, rendre hommage aux martyrs, aux victimes du tremblement de terre et à la guérilla. En costume traditionnel, Salam Abdulla, vient d’y saluer le courage des habitants de la région « qui font face à des attaques continues depuis longtemps » tandis que la foule scande « Jin, Jiyan, Azadi ! [6] » La devise réside historiquement au centre de la philosophie politique du mouvement kurde, pour qui « une société n’est pas libre tant que les femmes ne sont pas libres ».
Şilan Şakir, Qandil, mars 2023
Salam Abdulla est le co-représentant de Tevgera Azadi, un parti politique kurde inscrit dans le même paradigme que le PKK mais indépendant. Il revient aussi sur la récente victoire de la guérilla face à l’armée turque qui avait attaqué la région de Zap en octobre 2022 et a dû se retirer face aux assauts de la résistance en combat rapproché. Selon Salam Abdulla « cette dernière a ainsi détruit la stratégie turque qui consiste à diviser la dialectique du PKK, d’Apo (diminutif d’Abdullah Öcalan) et du peuple kurde. » « Mais, ajoute-til, dans une révolution, les sommets ne sont que des étapes et il faut toujours se préparer pour la prochaine victoire
». Azadî précise que le PKK aurait ainsi inventé durant ces dernières années dans les montagnes du Kurdistan « une nouvelle technique de guérilla pour le 21e siècle. » Permettant de résister aux bombardements aériens et notamment aux drones, celle-ci repose sur trois axes principaux : son organisation sous-terraine, des petites unités de 4 ou 5 combattants specialisés et des tenues de camouflage empêchant de détecter la chaleur humaine.
Après les prises de parole, devant un grand foyer allumé par un ancien, des groupes mixtes se forment pour danser le gowend. Serrés les uns et les unes contre les autres, main dans la main ou bras-dessus bras-dessous, la danse emporte les participants dans des rondes exaltées en animant les corps à travers un même rythme. Chaque mouvement a un sens et chaque village ses propres gestes. La première personne de la file fait tourner un keffieh pour représenter la conduite des attaques, un pas en avant symbolise la montée en commun au front ou un pas en arrière le retrait. Et la mixité y traduit la volonté d’égalité femmes hommes, explique une jeune kurde venue d’Allemagne avec un groupe de femmes pour l’occasion. Les participants s’unissent ainsi en une sorte de corps commun indivisible. « La danse rassemble le peuple, Newroz est la fête de la liberté et je sais que notre forme d’organisation peut constituer une alternative pour le monde entier » affirme Şilan Şakir, avant de rejoindre la ronde.
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[1] Hassina Mechaï, « Toxic Affair, une histoire des armes chimiques en Irak », Middle East Eye, 18.03.2021.
[2] Sur le confédéralisme démocratique, par ses partisans, voir par exemple le site du réseau Serhildan et les publications (en anglais) de l’Academy of Democratic Modernity
[3] Nina Chastel, « Irak, Syrie, Turquie... La banalisation de l’usage des armes chimiques », Orient XXI, 03.01.2023
[5] « Her der newroz, her dem azadi » est la devise des festivités cette année.
[6] « Femme, Vie, Liberté ! ». Le slogan s’est répandu dans le monde à travers la révolution iranienne, amorcée à la mise a mort de Jina Mahsa Amini, jeune femme kurde de 22 ans, par la police des moeurs de Téhéran en septembre 2022.