- 7 février 2022
Dès la déclaration du confinement, des pratiques de solidarité et des formes d’auto-organisation ont émergé dans de multiples secteurs de la société. À la croisée des luttes de ces dernières années, nous nous sommes réunie.s. entre militant.e.s des quartiers populaires et des immigrations, membres des Gilets noirs et de La Chapelle Debout !, militant.e.s autonomes, communistes et anarchistes, militantes féministes et antiracistes, militant.e.s antifascistes et anti-carcéraux, militants anticoloniaux et anti-impérialistes, principalement à Paris et Toulouse.
Nous avons décidé de coordonner des enquêtes, chacun dans nos secteurs de lutte et de vie, avec les personnes concernées pour mettre en commun les données et proposer des analyses collectives, dans le but de renforcer les expériences d’entraide populaire et de nourrir les luttes d’aujourd’hui et de demain.
Nous avons défini six secteurs d’enquête que nous pensons comme un seul champ de lutte : les territoires colonisés, les quartiers populaires, les prisons, les centres de rétention administrative (CRA), les foyers d’immigrés, et les établissements sociaux et médico-sociaux. Nous avons établi un protocole d’enquête (une liste de questions pour mener des entretiens et des pistes de recherches). Les Gilets Noirs avaient déjà bien avancé et organisé leurs auto-enquêtes dans de nombreux foyers. À leur suite, chaque groupe a enquêté de manière autonome puis a restitué ces données aux autres groupes, ce qui a permis un croisement des analyses. Il s’agit de comprendre ce qu’il se passe durant cet état d’urgence sanitaire afin de renforcer et coordonner les solidarités et les résistances populaires.
Il n’est pas innocent que le gouvernement français ait décidé de donner le nom d’état d’urgence sanitaires aux mesures prises en réponse à la pandémie. Un tel nom fait évidemment référence à l’état d’urgence tel qu’il a été forgé et utilisé par l’État français au cours des 60 dernières années, et qui, loin d’incarner une législation d’exception, est un révélateur des structures coloniales et de l’exacerbation de leur violence. L’état d’urgence a été créé en avril 1955 afin d’écraser la Révolution algérienne dans un contexte où les pouvoirs spéciaux, conférés à six reprises aux gouvernements entre 1954 et 1962, achèveront de compléter cette violence coloniale légalisée. Les pouvoirs-spéciaux ont d’ailleurs ceci en commun avec l’état d’urgence sanitaire qu’ils permettent au gouvernement de prendre toute sorte de décrets sans avoir à les faire voter.
L’état d’urgence est de nouveau appliqué en 1958 puis en 1961-1963 suite aux deux putschs successifs des généraux coloniaux à Alger qui verront d’abord De Gaulle revenir au pouvoir puis instaurer la Ve République, puis permettra entre autres au préfet de police Maurice Papon de déployer une violence terrible sur les Algériens de la région parisienne : rafles, création d’un centre de détention dans le bois de Vincennes, couvre-feu pour les Algériens et massacre du 17 octobre 1961.
Souvent oubliés de cette histoire, les trois états d’urgence déclarés à l’encontre de révoltes autochtones dans le Pacifique sont cruciaux pour comprendre le continuum colonial que révèle cette loi. Wallis-et-Futuna en 1986, Tahiti-Nui en 1987, et plus important encore, Kanaky-Nouvelle-Calédonie lors de l’insurrection kanak de 1984-1988, quelques heures après l’assassinat du héros kanak Eloi Machoro par le GIGN.
Plus proche de nous, l’état d’urgence a été bien sûr utilisé à l’encontre du soulèvement des quartiers populaires en 2005. Enfin les deux années d’état d’urgence à la suite des attentats meurtriers de Saint-Denis et de Paris le 13 novembre 2015 ont permis le déploiement de soldats armés, mais également des milliers de perquisitions et d’assignations à résidence dans un déchaînement de violences policière, administrative et judiciaire islamophobes. L’état d’urgence n’a été levé le 1er novembre 2017 qu’après que le gouvernement ait fait passer dans le droit commun la majorité des mesures d’exception qu’il autorisait.
L’état d’urgence sanitaire emprunte d’abord à son aîné colonial son mode de fonctionnement institutionnel : le gouvernement peut le déclarer unilatéralement pendant 60 jours. Il reprend ensuite la seule mesure majeure à ne pas avoir été transférée de l’état d’urgence : la possibilité d’instaurer des couvre-feux. C’est ainsi que l’état d’urgence sanitaire permet des « mesures générales limitant la liberté d’aller et venir, la liberté d’entreprendre et la liberté de réunion ».
Cette loi est avant tout répressive. Elle prévoit des contraventions et des peines de prison pour les personnes qui ne respectent pas le confinement et les couvre-feux. La peine carcérale de six mois a d’ailleurs été choisie car elle constitue le minimum pour organiser des comparutions immédiates. Le régime punitif, ce sont toujours les mêmes qui en font les frais : les prolétaires, en particulier les personnes non-blanc.he.s dont les familles connaissent tout de la violence de l’état d’urgence colonial.
Dans les colonies d’outremers
Malgré un manque d’informations sur les situations en Kanaky-Nouvelle-Calédonie, à la Réunion, à Wallis-et-Futuna ou en Polynésie notamment, nous pouvons avancer plusieurs points dans les autres colonies d’outre-mer, en se basant sur la presse et quelques échanges téléphoniques avec des personnes de ces pays.
Le virus y est arrivé plus tard qu’en métropole, en provenance de France ou de croisiéristes. Aujourd’hui, le nombre de cas est limité en apparence. Le confinement a été déclenché en même temps qu’en France mais il est dans une phase plus précoce de son développement. En Martinique, en revanche, l’épidémie est plus avancée.
La Guyane a une frontière avec deux voisins : le Surinam, où la pandémie semble plutôt bien gérée et le Brésil où elle se répand à grande vitesse à cause des politiques criminelles de Bolsonaro. Les peuples autochtones en forêt sont inquiets, eux qui sont au contact direct avec les réseaux de trafic (cocaïne et orpaillage, surtout) des pays voisins. D’autant qu’on assiste actuellement a une recrudescence de l’orpaillage illégal. En plus des problèmes habituels de violence et de pollution, le fait que de nombreuses personnes transitent par le Brésil fait craindre une large contamination. Certains tentent de gérer sans l’État français en mettant en place des barrages sur les fleuves, mais ils se heurtent à l’administration coloniale. Le pays ne possède que 10 lits en réanimation. En 2017, le soulèvement a porté notamment sur l’exigence de davantage de moyens de santé. Plusieurs villes éloignées du littoral n’ont pas d’hôpital accessible, il faut se déplacer en avion ou en pirogue pour de nombreuses heures. L’état des prisons est catastrophique. Une mutinerie au début de l’état d’urgence sanitaire a été réprimée par le GIGN.
À Mayotte, il y a seulement 13 lits en réanimation (puis 16 au début de crise, alors qu’Édouard Philippe en a promis 34) et le système de santé est déjà saturé. L’île était d’ailleurs déjà touchée par une épidémie de dengue quand la pandémie a commencé. Les conditions matérielles sont difficiles. Beaucoup de gens n’ont pas l’eau courante chez eux (29 % des logements) et de nombreuses personnes, notamment des Comorien.ne.s non-Mahorais.es (et donc « sans-papiers ») vivent dans des villages auto-construits dont la densité et la précarité les rendent particulièrement vulnérables. La répression des mouvements migratoires depuis le reste des Comores, d’ores et déjà militarisé (des milliers de détenus et des centaines de morts chaque année) est devenue encore plus agressive. Le CRA est fermé et les contrôles en mer très dangereux pour les personnes qui utilisent des bateaux de fortune se sont renforcés (la préfecture a décidé de ne plus simplement intercepter mais désormais « repousser » les embarcations).
En Guadeloupe, le CHU de Pointe-à-Pître était déjà en mauvais état avant qu’un incendie ne le ravage en 2017. Il n’a pas été reconstruit à ce jour et plusieurs services ont dû déménager dans des locaux inadaptés et souvent insalubres. Plusieurs mobilisations populaires ont eu lieu encore l’été dernier, à l’initiative notamment des syndicats indépendantistes. Le pays est également touché par des coupures d’eau à cause d’un système de distribution vétuste et non entretenu, ce qui rend le confinement encore plus difficile. Le puissant syndicat indépendantiste UGTG a assigné l’Agence régionale de santé (ARS) en référé au Tribunal administratif pour qu’elle commande des masques, des tests et de la chloroquine. Le Tribunal a donné raison à l’UGTG16 mais l’État a fait appel et a obtenu gain de cause.
À la Réunion, des masques moisis recouverts d’une couche verdâtre ont été livrés. La gestion de la crise se militarise par endroits et beaucoup de couvre-feux ont été mis en place : en Martinique, en Guadeloupe, en Guyane, en Polynésie… En subissent les conséquences plus particulièrement, les personnes dont le mode de vie dépend de la rue (deal et travail du sexe notamment). À Mayotte, désormais, les agents de sécurité de l’éducation nationale pourront être armés.
Deux portes-hélicoptères ont été déployés, le premier dans l’Océan indien (il vient d’arriver à Mayotte) et le second dans la Caraïbe (il devrait y être le 14 avril). On a d’abord cru à des navires-hôpitaux, avec des médecins et des lits, mais ça ne sera finalement pas le cas. Comme pour le reste de l’opération « Résilience », cette force militaire a pour missions « la prise en charge médicale », « la protection de la population » mais également un « soutien aux forces de sécurité intérieure ». La communication du ministère de la Défense insiste désormais sur la démonstration de la capacité militaire de ces navires de guerre, finalement dépourvus de moyens médicaux. La même chose peut être observée dans le déploiement d’un avion militaire A400M en Polynésie.
Face à ce durcissement sécuritaire, on observe diverses formes de résistances et d’organisation. La Martinique a obtenu que des médecins cubains puissent être envoyés dans les colonies départementalisée de la Caraïbe (Guyane, Guadeloupe, Saint-Martin, Saint Barthélémy et Martinique), ce qui réinscrit ces pays dans leur espace géographique. Il existe également une forme de mobilisation populaire en Guyane et Guadeloupe autour du tambour traditionnel, élément politique important des mobilisations habituelles. Ces cultures sont issues des résistances à l’esclavage. Les chants qui accompagnent le Gwoka de Guadeloupe, par exemple, ont très souvent un contenu politique explicite. La place des « groupes à po » qui le jouent était centrale, par exemple lors de la mobilisation du LKP en 2009, autant parce qu’ils jouaient lors des manifestations que comme lieu d’organisation. Les mouvements culturels et indépendantistes appellent les gens à jouer le soir.
Globalement, ce moment est un révélateur de la situation coloniale. C’est d’une entité administrative située à des milliers de kilomètres que dépendent des décisions sanitaires immédiates. Dans des économies grandement dépendantes de la France et de l’Europe, d’où viennent la plupart des denrées, le ralentissement des approvisionnements est aussi l’opportunité de redévelopper une production locale indépendante. Dans un live de Mediapart, un journaliste relayait qu’en Polynésie cet isolement est « vu comme une chance, qui les protège ».
Au fond, c’est aussi un certain « pacte colonial » qui est délégitimé : la France a l’habitude de justifier son emprise par les « bienfaits » de sa présence et, en particulier, les moyens de santé qu’elle apporterait. Aujourd’hui, cette argumentation vole en éclat. Non seulement la puissance coloniale fournit des moyens largement insuffisants, étalant au grand jour tout son mépris des personnes qui vivent dans ces pays, mais elle est aussi la source directe du problème, puisque les cas de coronavirus ont tous été importés de France et sa gestion calamiteuse, parfois pire que les voisins géographiques des colonies, amène un risque aggravé.
Le confinement souligne la structure coloniale de la société française mais il l’essouffle en même temps d’une certaine manière, car dans les formes de résistances et d’auto-organisation populaire mises en place pour survivre, la question de l’indépendance et de l’autonomie renaît nécessairement.
Cette enquête a été menée en mettant en commun le travail de veille de militants de quartiers et de l’immigration et de comités et collectifs contre les violences policières et le racisme d’État.
Avant même le confinement et tout au long de son déploiement, les brutalités policières se sont concentrées sur les quartiers populaires et leurs habitants pauvres et non-blancs. Le 17 mars, à Torcy (77), un jeune homme est tabassé par 7 flics, reçoit un coup de poing à la poitrine, il est tazé, subit un plaquage ventral et une clef d’étranglement. Le 18 mars 2020, à la Goutte d’Or (quartier populaire de Paris), une adolescente noire de 17 ans est interpellée violemment par plusieurs policiers dans un marché populaire. Le 18 mars 2020, quartier Hohberg à Koenigshoffen, Sofiane, 19 ans, est pris en chasse en voiture par une unité de police nationale. Une autre le poursuit à l’intérieur de son quartier. Il sort du véhicule, lève les mains en l’air, des policiers le mettent à terre et le frappent. Sofiane explique avoir reçu des coups de pieds alors qu’il était à terre et des insultes. Il est emmené au commissariat où il reçoit encore des coups puis il est mis en garde-à-vue 24h.
Le 19 mars 2020, à Aubervilliers, Ramatoulaye, 19 ans, sort faire des courses pour nourrir son enfant aux alentours de 16h, munie de son attestation de déplacement manuscrite. Accompagnée de son petit frère de 7 ans, au retour du supermarché, elle tombe sur 8 policiers. « Tout de suite, ils se mettent à m’insulter devant mon petit frère ». Les policiers portent un coup de Taser en pleine poitrine de Ramatoulaye qui s’effondre sous le choc. « Dans le camion, ils ont continué à me donner, cette fois-ci, des coups de pieds en me disant que j’étais une « petite merde » ». La jeune femme est mise 1h en cellule. Le 23 mars aux Ulis (Essonne), Yassin sort acheter du pain, il a son attestation. « Ils m’ont même pas demandé l’attestation. Ils m’ont sauté dessus direct. Ils criaient « on va vous apprendre à respecter le confinement » » explique-t-il. Selon lui ce sont des unités « venues d’ailleurs » qui se rendent responsables des violences contre « tout le monde » dans le quartier, tandis que la BAC traditionnelle ciblait jusque-là, « seulement » certaines catégories de jeunes. Le 24 mars, encore aux Ulis (Essonne), Sofiane, livreur de 21 ans, se rend à son travail. Il a oublié son attestation et prend la fuite devant les policiers. Il est rattrapé et tabassé par des agents de la BAC qui l’emmènent sous un porche pour le défoncer à l’abri des caméras. Le 30 mars à Aulnay-sous-Bois, un employé de Santé Publique rentre chez lui. La police le contrôle, et sous prétexte qu’il manque la date de naissance sur son attestation, profère des insultes racistes et lui met une amende de 135 euros et 7 points sur son permis. Le 4 avril 2020, Chanteloup-les-Vignes (Yvelines), l’interpellation d’une personne en moto par la police, des affrontements ont lieu. Des videos montrent des policiers tirer au LBD et lancer des grenades contre une quinzaine de personnes qui jettent des projectiles. (14 tirs de LBD et un tir de Cougar selon la presse). Une fillette de 5 ans qui se promenait avec son père, est touchée en pleine tête par une balle de caoutchouc, elle est emmenée en réanimation.
D’autres scènes de violences policières ont été observées à Grigny, Torcy (Seine et Marne), Ivry et Villeneuve-Saint-Georges (Val de Marne), Asnières sur Seine (92). On relève chaque fois des gazages, tabassages, emplois de LBD et Tasers, ainsi que des vols et destructions de biens dans les campements comme à Saint-Denis. Alors que ces violences d’État semblent s’inscrire exactement dans la continuité des pratiques policières en banlieue, les videos et les récits montrent un déferlement particulièrement arbitraire de brimades et coercitions comme dans les moments d’occupation policières lors de révoltes suite à des crimes policiers.
Face à ces violences, des révoltes prennent effectivement forme dans plusieurs quartiers où l’on constate des affrontements avec la police comme à La Duchère (Lyon) le 16mars, à Trappes du 17au 19mars, à Clichy-sous-bois le 26 mars, à Chanteloup les Vignes le 4 avril, puis à Mantes-la-Jolie, Saint-Germain et aux Mureaux le 5avril. Les habitant.e.s des quartiers populaires mettent aussi en pratique une multiplicité de formes d’auto-organisation sur le mode de la maraude, pour organiser la solidarité auprès des plus démunis, des ancien.ne.s et des isolé.e.s.
Certaines mesures juridiques d’exceptions, comme les couvre-feux, sont mises en place principalement dans les territoires coloniaux et dans les quartiers populaires en France. Ils ont bien entendu une fonction répressive et oppressive.
À travers l’instrumentalisation de la crise sanitaire, le pouvoir policiers expérimente tout ce qu’il peut, notamment en termes de technologie de surveillance. On observe ainsi monter en puissance des formes de contrôle policier sensées toucher « toute la population » comme l’usage de drones (Nice, Paris, Ajaccio, Montpellier, Lyon) et d’hélicoptères. À Nantes, un appareil doté d’une caméra de vision nocturne détectant les corps quadrille ainsi le territoire de jour comme de nuit. En périphérie de Toulouse, des hélicos contribuent à interdire certaines zones aux passants.
Mais, après 15 jours de confinement, les 2 millions d’habitants qui vivent sous couvre-feu, les 6 millions de contrôles et 359 000 procès verbaux dressés et l’immense majorité des personnes qui ont subi des coercitions policières sont des habitant.e.s de quartiers populaires et des territoires colonisés, non-blancs et de condition populaire.
On observe ainsi une continuité et un approfondissement des discrimination racistes, sexistes, capitalistes et autoritaires dans le confinement. Il existe un lien historique et sociologique entre les couvre-feux mis en place dans les (ex)-colonies et dans les quartiers populaires.
On peut parler d’expansion des domaines de la colonialité et de la surviolence. Dans les quartiers populaires, cela passe notamment par des logiques d’interdiction de la rue et de contrôle total des déplacements par le déploiement d’unités policières de chasse et de capture. Il s’agit notamment d’encadrer l’approfondissement de la mise en dépendance. Toute l’auto-organisation de survie économique qui se fait dans la rue et dans le quartier a été suspendue. On voit que le capitalisme para-étatique des drogues a su aménager rapidement sa continuité dans le capitalisme de confinement. Comme dans les années 1980 avec le carnage de l’héroïne, les habitants des quartiers populaires sont profondément touchés par l’épidémie mais traités comme des menaces plutôt que des victimes.
Le confinement est nivelé, hiérarchisé, structuré par et pour reproduire le socio-apartheid, il s’agit de protéger les dominants tout en traitant les « populations en danger » comme des « populations dangereuses », comme le disait déjà La Rumeur à l’époque. On observe des inégalités parmi les confiné.e.s, des inégalités entre les confiné.e.s et celle.ux qui sortent, des inégalités parmi celles et ceux qui doivent sortir… L’immense majorité des personnes forcé-e-s de travailler et laissées sans matériel de protection sont des femmes : infirmières, caissières, assistantes maternelles, femmes de ménage, ouvrières…
Dans les quartiers populaires, les dominations continuent de se conjuguer à l’intérieur du confinement et l’intensification des inégalités est encadrée par des formes toujours plus poussées d’arbitraire et de violence policières. Ces dernières s’opposent historiquement à l’existence de pratiques d’entraide et d’autonomisation populaires.
Pour enquêter sur les prisons et les CRA (prisons pour étranger.e.s sans-papiers), un groupe s’est constitué, composé d’anciens prisonniers, de proches et de militants anti-carcéraux, en lien avec des prisonniers dans plusieurs prisons de France. Il a récolté un très grand nombre de données sur les violences sanitaires et répressives qui se sont abattues sur les prisonniers et sur les résistances qu’ils ont mises en œuvre.
En France, le samedi 14 mars, un premier cas de prisonnier positif au Covid-19 est reconnu à la prison de Fresnes où, comme ailleurs, aucune disposition n’a été prise pour protéger les prisonniers. Seul les quelques matons ont le droit à des masques, des gants et du gel désinfectant. L’administration pénitentiaire s’est d’ailleurs bien gardée de diffuser cette information. L’accès aux parloirs ainsi que les activités sociales et culturelles ont été suspendues dans toutes les prisons françaises. Pour résister à ces mesures drastiques, les prisonniers ont mis en place des pratiques de solidarités et de résistances. Le 15 mars, le centre pénitentiaire de Metz-Queuleu a été bloqué en signe de protestation. Le 17 mars au matin, une soixantaine de prisonniers de la prison de Grasse (dans les Alpes maritimes) ont envahi un bâtiment : « Deux groupes ont réussi à se rejoindre en cassant des portes. Ils se trouvent désormais dans des zones intermédiaires de la prison. Certains essaient de monter sur les toits et de jeter des pierres sur les surveillants. Des tirs de sommation ont été effectués pour tenter de contenir le mouvement », indique alors Philippe Abime, délégué FO Prison.
En effet, les équipes régionales d’intervention et de sécurité de l’administration pénitentiaire (ERIS) sont intervenues et ont ouvert le feu avec leurs armes de service, pour effectuer des tirs de sommation et obliger les détenus à regagner leurs cellules. Le même jour à Perpignan, une centaine de détenus ont refusé de réintégrer leurs cellules en bloquant la promenade et ont affronté les ERIS. La même scène s’est reproduite dans les prisons de Maubeuge (Hauts-de-France) et de la Santé (Paris 14ème) où des blocages ont eu lieu le 22 et le 23 mars. D’autres blocages ont été organisés à Valence et à Angers, ou encore à la prison de Seysses à Toulouse tout le reste de la semaine. Le 19 mars en fin d’après-midi, dans trois établissements de la région Rhône Alpes (Lyon-Corbas, Aiton et Grenoble) les prisonniers ont refusé de réintégrer leurs cellules, les ERIS sont intervenus pour mater la résistance, à l’aide de la gendarmerie, équipée de tenues de gendarmes mobiles anti-émeutes et d’armes à feu.
Le 16 mars, un homme est mort du Covid-19 dans la prison de Fresnes, conséquence logique du fait qu’aucune mesure sanitaire n’a été prise pour protéger les détenus de la propagation du virus. La chancellerie a eu l’indécence d’annoncer « qu’il était âgé et très vulnérable, avec des problèmes de santé. Il était diabétique » comme si cela excusait et légitimait l’absence de mesures de protection prises par les établissements pénitentiaires et par l’État, ainsi que les problématiques récurrentes liées à la surpopulation et aux conditions de vies pénitentiaire.
Il est évident qu’une autre organisation aurait dû être mise en place en renforçant et en appliquant strictement les mesures d’hygiène, sans se limiter à des mesures perçues comme une double peine.
Dans les centres de rétention administrative la situation n’est pas différente. Une grève de la faim est en cours depuis mardi soir au Mesnil-Amelot (31 mars 2020), avec un départ de feu, des tentatives d’évasions et des blocages collectifs. Sans doute par intérêts économiques, les CRA de Palaiseau et de Plaisir sont désormais vides mais les prisonniers ont été envoyés ailleurs et continuent d’être déportés vers les quelques destinations pour lesquelles il y a encore des vols. L’État poursuit même sa politique de rafle et d’enfermement (notamment de livreurs à vélo), comme c’est le cas au Mesnil-Amelot. Comme K., prisonnier du Mesnil-Amelot, le souligne, d’un côté l’administration pénitentiaire annonce des libérations de prisonniers en fin de peine pour « désengorger » les prisons (comme mesure d’urgence), mais de l’autre côté de nombreux prisonniers passent directement de la prison aux CRA [1].
Voici le communiqué écrit par les retenus du CRA 3 de Mesnil-Amelot en grève de la faim depuis avant-hier soir : « Nous sommes retenus du CRA de Mesnil- Amelot au CRA 3. Là on est en grève de la faim, on mange pas. Le CRA 2 est aussi en grève de la faim, le CRA 1 de Vincennes aussi et le CRA de Lyon et celui de Lille il paraît. Il y a rien ici il y a que la police qui nous enferme. Avec le virus pas de visite au médecin, il s’en fout, et les policiers trainent dans les couloirs sans masque. Aujourd’hui on a parlé avec le chef du CRA, il a dit on s’en fout faites ce que vous voulez. Maintenant il y a les CRS devant le centre. La plupart des aéroports ferment , les avions sont coupés , pourquoi on est encore là ? On est comme des animaux enfermés comme en prison sans qu’ils nous expulsent et sans n’avoir rien commis , et ca pendant 3 mois. Il reste que quelques pays avec des avions et ils continuent d’expulser. Il paraît qu’il y a des CRA où des gens ont été libérés, mais nous on sait pas on est toujours enfermés et en plus ils ramènent encore des nouveaux prisonniers, aujourd’hui même, c’est pas normal. Au réfectoire, on était à 50 personnes dans la même salle. La Cimade et l’Offi c’est fermé donc nous on est au courant de rien. Pas non plus de nettoyage, si ça continue on va faire nous même mais sans produits ou protection.Vraiment on nous a oublié ici, avec le virus l’État pense à autre chose, le préfet nous a oublié. Besoin de mobilisation au maximum pour la liberté pour tout.e. s. ».
Et voici un texte du camarade K, depuis le CRA du Mesnil-Amelot :
« J’aimerais parler du centre de rétention du Mesnil-Amelot, où c’est très compliqué. Les gens ne viennent pas nettoyer, les salles de bains et les chambres sont extrêmement sales. Concernant le virus, qui court partout, nous voyons qu’il n’y a pas de protection pour les prisonniers ni pour les policiers. Pas de gants, pas de masques, sans rien. Il n’y a pas d’hygiène ici. La privation de liberté est sans respect. Ils te traitent mal, comme si tu étais un chien, comme si tu venais d’une autre planète. Il y a seulement de l’irrespect envers les prisonniers, et de la violence. Concernant la nourriture, il y a des bagarres. C’est obligé de manger, mais à cause de la tension les gens se battent. Ça me paraît incompréhensible, il n’y a pas d’hygiène mais on doit quand même manger tous ensemble en même temps. La majorité ici, on vient de prison. Nous avons fait notre peine. Je pensais que le problème était réglé, mais ils m’ont emmené au centre. Ça me paraît illégal. Ils me mettent les menottes comme si je purgeais encore ma condamnation. Ils m’ont expliqué toutes les règles : mais ici c’est pire que la prison. En prison, il y a plus d’hygiène, plus de sécurité et de tranquillité. Dans l’autre bâtiment ils ont essayé de brûler leurs matelas car ça fait deux mois qu’ils sont ici et leur demande de mise en liberté a été rejetée. Il y a trop de discrimination de la part des agents, qui sont racistes. La majorité ici sont arabes, ils traitent mal les arabes, ils les discriminent beaucoup. Il y a énormément de problèmes à cause du stress, d’attendre de voir les juges, les gens attendent deux mois d’être libérés, et ils les rejettent, énormément d’angoisse pour tout le monde. Le rejet des juges est difficile, on ne sait pas au tribunal ce qu’il dit car il n’y a pas de traduction. Ils te rendent un papier avec la réponse, ils te disent seulement « Rejeté ». Il y a beaucoup d’incompréhension, ce qui crée de la tension et de la violence. Concernant les vêtements : les visites sont interdites, les gens ont peu de vêtements, les gens de la laverie ne viennent pas travailler, nous lavons nos vêtements à la main. Il n’y a aucune hygiène. Tu peux te doucher, mais tous les matins ils ferment les douches pour changer le shampoing et tout, c’est très gênant. La première chose qu’on veut c’est la liberté. On demande la compréhension, nous sommes extrêmement fatigués de la condamnation en prison, mais cette privation de liberté c’est pire. Je ne comprends pas pourquoi ils envoient ici des gens qui ont des papiers, des cartes de séjour, des demandes d’asiles, des adresses et des attestations d’hébergement. Comme tu sors de prison, ils t’envoient ici. Ce matin, 15 personnes sont arrivées ici sortant directement de prison. C’est incompréhensible ! C’est une condamnation dans la condamnation, une double peine, mais en pire, car l’endroit est trop sale et horrible, le pire. Je ne sais pas ce que les gens peuvent faire. Qu’ils viennent voir comment on vit ici, comme des chiens. Qu’ils voient les chambres, les salles de bain, l’insécurité ici, plus que tout en ce moment à cause du virus. Le ministère de la justice a soi-disant libéré les fins de peine des prisons, mais ils t’envoient ici. Le ministère de la justice est le plus raciste de France.
Liberté, solidarité, respect, dignité pour tous, car nous sommes tous humains et tous égaux, ce n’est pas car nous avons commis des erreurs que nous sommes des mauvaises personnes. Nous ne méritons pas ce traitement. Nous voulons la liberté ! »
En prison, tout doit toujours être pire. Ainsi, si partout, tout est enfermé, il faut, pour l’État, réinventer des formes d’enfermement plus drastique ; si des libertés individuelles sont limitées, il faut repenser une forme de privation de liberté plus féroce. Parce que c’est cet espace-temps d’enfermement-là, la prison, qui donne aux lois et au droit son fondement. La punition, avérée ou fictive, livre autorité au droit. Le droit est un moyen de l’appareil répressif ; la répression donne autorité à l’État. C’est pourquoi, dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, il est nécessaire de se questionner sur les prisons et de remettre en cause plus que jamais, et de manière plus virulente encore, leur existence.
L’état d’urgence sanitaire est un cadre légal dérogatoire du droit commun. Or, la prison, c’est déjà une exception juridique. Les règles qui s’y appliquent sont déjà dérogatoires du droit commun. Comment s’applique l’état d’urgence sanitaire dans les prisons, alors même que d’ordinaire, elles sont plongées dans une sorte d’état d’urgence permanent ? En état d’urgence sanitaire, loin d’être considérées par les discours et les décisions institutionnelles comme des citoyens de droit commun, les personnes incarcérées souffrent de multiples peines imbriquées. Comme d’une part, la négation à peine masquée de leur réalité – par exemple, tous les lieux accueillant du public ont été limités et/ou fermés, sauf les prisons. Elles continuent même d’accueillir de nouvelles personnes (puisque le non-respect de certaines mesures sont passibles de peines de prison). D’autre part, un exercice différencié de la violence d’état : une répression forte même en l’absence de toute mesure de sécurité sanitaire. C’est comme ça qu’on voit dans le même temps, des ERIS armés (notamment de fusils à pompe), et des surveillants sans gants ni masques.
Quelques jours avant l’annonce du confinement généralisé, plusieurs personnes en fin de peine se sont vues octroyer des libertés conditionnelles, voire des libérations anticipées, alors même qu’elles leur avaient systématiquement été refusées jusqu’à lors. Notamment, des détenus considérés comme « éléments perturbateurs » du fait des actions de résistances qu’ils avaient menés en prison quelques semaines plus tôt. Difficile de ne pas y voir une corrélation nette avec l’arrivée de l’état d’urgence sanitaire et la préoccupation des administrations pénitentiaires au regard de ce qu’il s’était passé dans les prisons italiennes : « ils ont fait passé des trucs pour faire sortir les fins de peine parce qu’ils avaient peur », parole d’ancien détenu.
L’état d’urgence en prison se prépare – c’est-à-dire que légalement, on est face à des choix et des non-choix rationnels qui ne comportent aucune inconnue. Il n’y a ni surprise, ni phénomène inattendu. Les « autorités compétentes » agissent en connaissance de cause. Ce qui signifie qu’elles sont pleinement responsables de tout ce qui se passe en prison, notamment pendant l’état d’urgence sanitaire.
Alors que dans son allocution du 16 mars, Macron recommande de profiter de ce temps de confinement pour se retrouver en famille, l’ensemble des administrations pénitentiaires annoncent la réduction puis l’interdiction des parloirs les unes après les autres. Le parloir en état de non-urgence sanitaire, est déjà un service minimum assuré à son seuil le plus bas. Et souvent assortis de contraintes matérielles pénibles, comme devoir faire des heures de routes pour 45 minutes d’entrevue. Or, il n’en reste pas moins une fenêtre hors les barreaux, un espace de sortie dans un lieu d’enfermement.
L’enfermement dans les lieux d’enfermement, c’est avant tout couper l’accès aux rares espaces de sorties intérieures : parloirs, activités, promenades. Si l’on en croit la condamnation de la France par la CEDH le 30 janvier 2020 pour ses conditions indignes de détention, l’état d’urgence sanitaire en prison, c’est de la violation continue et pérenne des droits les plus élémentaires des personnes détenues. Ajoutons à cela les difficultés, voire l’impossibilité de cantiner, la non-suspension des fouilles à nu (ou alors tardives), l’accès aux soins médicaux d’ordinaire périlleux, tendance qui s’aggrave du fait de la pandémie – on se retrouve, aujourd’hui, en prison, face à des mitards généralisés. Toute la prison devient le mitard, suit ses règles, c’est-à-dire ses non-règles. À l’intérieur de la prison, on a créé du pire (la prison dans la prison), ce pire étant lissé à l’ensemble des bâtiments, il instaure de facto un nouveau degré de violence carcérale : la mise en danger permanente de la vie des individus. Donc légalement, on fait face à un crime étatique organisé : laisser les prisons se transformer en mouroir en ne prenant pas les mesures nécessaires à la non-propagation du virus et à la non-contamination, c’est mettre en danger la vie d’autrui, c’est condamner à mort des individus. La peine de mort est légalement abolie en France depuis 1981.
Revendications des détenus :
« Nous voulons un dépistage au cas par cas pour chaque détenu et membre de l’administration pénitentiaire. Nous voulons que les agents pénitentiaires soient équipés de masque car c’est eux qui rentrent et sortent de la prison. Nous voulons plus d’informations sur cette situation : cantine/parloir/sac de linge. Nous voulons du gel désinfectant et des masques pour chaque détenu. »
Ni les transferts (par exemple, transferts massifs des prisonniers d’Uzerche suite aux mutineries vers pas moins de cinq prisons différentes), ni les incarcérations n’ont été suspendues.
Les surveillants continuent d’aller et venir à l’extérieur sans que les mesures nécessaires ne soient prises à leur non-virulence. Un détenu est mort à Fresne le 16 mars 2020, d’autres sont contaminés, d’autres présentent les symptômes. Dans cet état de violence manifeste, les détenus s’organisent.
Des révoltes ont lieu dans plusieurs prisons de France et, comme toujours, le gouvernement y apporte d’une part, la réponse de la répression : intervention des ERIS dans la majeure partie des prisons (sans doute dans toutes), tirs (notamment à Uzerche), hagra générale. D’autre part, les autorités organisent un chantage à la paix sociale. « Il sera tenu compte de cette situation exceptionnelle lors de l’examen des réductions supplémentaires de peines. Il pourra être notamment envisagé d’octroyer la totalité de RSP aux détenus ayant adopté un comportement calme et respectueux durant cette période, à compter du 13 mars 2020 et jusqu’au terme de la crise ». (selon un courrier envoyé le 23 mars 2020 par la cour d’appel de Poitiers, le Tribunal judiciaire de La Roche sur Yon et le service d’application des peines, aux directeurs des maisons d’arrêt de La Roche sur Yon et de Fontenay-Le-Comte.)
Cette partie de l’enquête a été menée sous forme d’auto-enquête par des Gilets Noirs auprès des membres du mouvement, habitants d’une trentaine de « foyers de travailleurs migrants » (terme utilisé par l’État) en Ile-de-France. Les Gilets Noirs s’organisent pour distribuer du matériel d’hygiène, et s’assurent que les gestes barrières et les informations sont comprises. Les Gilets Noirs expliquent également ce qu’il faut faire si quelqu’un est malade (isolement, appel au 15, prévenir les autres camarades Gilets Noirs dans et hors du foyer). Enfin, ils en profitent également pour se partager les informations entre foyers sur la situation à l’intérieur de chaque foyer : comportement du gestionnaire et du gérant, logement, santé, travail, et répression, à l’aide, de discussions entre camarades autour de questions simples.
Dans le foyer, est-ce que les bailleurs sont toujours présents ? Donnent-ils des instructions sanitaires, des produits d’hygiène ? Les salles communes sont-elles ouvertes ? Comment est-ce que les gens paient leur loyer ? Y a-t-il des contrôles policiers autour et/ou dans le foyer ? Est-ce que les gens continuent à travailler ? Si oui, dans quel secteur ? Si non, touchent-ils un chômage partiel ? Quelles sont les différences et les similarités, pour le confinement, entre les camarades qui ont des papiers et ceux qui n’en n’ont en pas ?
Dans tous les foyers, il n’y a eu généralement aucune mesure prise pour faire face à l’urgence sanitaire n’ont eu lieu de la part des gestionnaires : ADEF, COALLIA, ADOMA, Hénéo. Dans de rares foyers, existent quelques affiches en français et sans traduction, expliquant les mesures de prévention dans le hall d’entrée. Sinon la plupart du temps les gestionnaires ont juste déserté le foyer, en laissant leur RIB pour encaisser les loyers. Dans certains foyers, les gérants viennent et s’enferment à clef dans leur bureau en portant des masques mais sans en distribuer. Les résidents (qui ont un titre de séjour) se font parfois expulser pour cause d’hébergement d’un tiers (sans-papier). Ils ont peur qu’il y ait une enquête approfondie à cause du covid-19, d’éventuels contrôles d’occupation qui peuvent être accompagnés des forces de police. Les vendeurs qui assuraient la vente de certains produits importants (cigarettes, recharges mobiles, nourriture) à l’entrée des foyers ont été chassés et ont interdiction de s’installer durant le confinement.
Les salles de prière, les salles collectives et certaines cuisines collectives sont fermées. Les gens en parlent beaucoup parce qu’ils prient, dans les couloirs par faute de place, et cela ne résout rien en termes de proximité. Beaucoup de personnes ne quittent plus leur chambre par manque d’information, d’attestation de sorties, et par peur de la police et de ses raffles. Ils n’osent plus mettre un pied dehors même pour de simples courses. Même lorque les attestations sont valides, les gens ont peur de sortir car la police demande également une pièce d’identité et attestation de domiciliation.
Face à cela, les habitants mettent en place des systèmes de mutualisation des courses et de cotisations et s’organisent par eux-mêmes. Les Gilets Noirs n’ont d’ailleurs pas attendu de constater les failles de l’État et des gestionnaires, et ce à raison et dès le premier jour de confinement. « L’État et les gestionnaires de foyer se fichent de nous : c’est nous mêmes qui nous défendons. On doit faire cette mission pour nos camarades, nos frères, nos soeurs, nos filles, nos fils, nos enfants et nos vieux, car personne ne va le faire sinon. Ils aiment notre argent mais ils n’aiment pas nos vies. » en témoigne B., membre des Gilets Noirs. Un système de collecte, de ravitaillement depuis l’extérieur et de caisses collectives dans les foyers a donc été mis en place pour assurer l’autodéfense sanitaire et acheter le matériel nécessaire.
Ceux qui continuent de travailler ou qui ont davantage d’argent s’organisent pour soutenir ceux qui n’ont plus d’argent. Il y a des difficultés face à l’augmentation des prix des produits de première nécessité. Le respect des gestes barrières est impossible en dehors des chambres car il y a beaucoup de monde, trop de promiscuité, la distanciation sociale est très difficile à mettre en place.
Il est certain que l’état d’urgence sanitaire est utilisé à des fins purement répressives et de tri entre immigrés. Au foyer de Boulogne, des personnes sans-papiers qui vivaient dans la cuisine du rez-de-chaussé ont été expulsées au début du confinement. Certains dorment désormais dans la cour, d’autres dans les escaliers d’urgence. Tous sont sans-papiers. L’expulsion a eu lieu avec des vigiles et la police à la demande du gestionnaire ADOMA. Les personnels d’ADEF débarquent aussi, dans certains foyers, dans les chambres pour compter le nombre de personnes. Ils prétextent une inquiétude par rapport aux mesures d’hygiène. Mais cela leur permet de faire la chasse aux « sur-occupants » en opérant un comptage que généralement les délégués refusent de faire. Aux Baras, un bus du 115 est déjà passé pour « reloger » une quarantaine de sans-papiers du hangar. L’idée est peut-être certes, comme toujours, de « mettre à l’abri des populations précaires ». Mais dans le cas des Baras, c’est également une opération de rafle humanitaire, de cassage de la lutte des Baras qui ont toujours refusé de se séparer pour ne pas perdre leur force collective, et ont toujours exigé un relogement digne pour tous en même temps. Nous avons connaissance de 9 cas de COVID-19 dans le hangar où ils ont été placés après leurs expulsions. Les Gilets noirs présents aux Baras avaient d’ailleurs écrit un texte (datant du 2 novembre 2019) expliquant qu’il y aurait de lourdes conséquences en cas de maladie dans cet espace : « En cas de maladie tout le monde a peur d’être contaminé ».
Dans un document de l’ARS datant du 3 avril intitulé « Préconisations à destination des personnels des foyers de travailleurs migrants (FTM) », dans les mesures préconisées en cas de « contamination dans un foyer », le discours est à la « lutte contre la sur-occupation », qui rappelle le terme de « surpopulation » en prison. Le discours est tel que « si une personne est infectée, tous les habitants de la même chambre doivent être mis en quarantaine », donc placé en hôtel ou dans un autre logement, ce qui revient à la mise en place d’un tri des personnes selon leur situation locative et administrative, avec expulsion du foyer au nom de l’urgence sanitaire et afin de « désengorger » l’espace de ses « sur-occupants/sur numéraires ». Tout le foyer, comme espace d’organisation collective et lieu de résistance est donc visé par ces préconisations, qui ne recommandent par exemple absolument pas de dépistage massif prioritaire, ou l’arrêt des paiements de loyers pour permettre aux gens de trouver un autre logement ailleurs. Les immigrés sans-papiers et leurs lieux de vie sont déjà présentés et perçus par l’État raciste comme le lieu où peut « grouiller » la maladie, remobilisant les discours racistes et hygiénistes propres à la propagande colonialiste.
Dans les foyers, des rumeurs circulent également au sujet des tests de vaccins en Afrique et de la possibilité de subir des expérimentations si un africain se rend à l’hôpital. Les conséquences en sont logiques : personne ne veut se rendre à l’hôpital par peur d’être traité comme un rat de laboratoire, et les habitants ont même peur de se manifester en cas de maladie par crainte de se faire expulser et de se retrouver à la rue. Pendant un certain moment, un certain nombre de personne ne croyait pas en l’existence du virus, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Tous les camarades ont peur des inégalités de traitement dans la prise en charge médicale : certaines personnes ont la CMU, d’autres une carte vitale ou l’aide médicale d’État, et d’autres n’ont rien du tout.
En ce qui concerne la question du travail pour les immigrés, un double enjeu apparait. Parmi les immigrés sans-papiers, il y a ceux qui travaillent toujours (souvent dans le nettoyage, un peu sur les chantiers), et qui se mettent en danger, s’exposent au virus, pour des salaires de misère. Mais il faut également parler de ceux qui ne peuvent plus travailler, et donc n’ont plus aucune source de revenu. La plupart en effet travaillent dans des boîtes d’intérim ou sans contrats légaux. Le chômage partiel ne les concerne donc pas. Certains patrons en profitent : des camarades sans-papiers d’un foyer du 93 ont été sommés par leur boîte (avec laquelle ils étaient en conflit ouvert depuis plusieurs mois pour obtenir des CERFA et des certificats de concordance, documents nécessaires pour obtenir des papiers en préfecture) de venir démissionner d’eux-mêmes sous la menace d’une dénonciation à la police.
La question de l’absence de salaire pose un certain nombre de problème pour effectuer les paiements des loyers, des courses et pour subvenir aux besoins des familles restées au pays.
La plupart des foyers d’immigrés sont situés dans des quartiers populaires. Les immigrés sans-papiers subissent les mêmes conditions d’existence que les immigrés habitants en quartiers populaires mais à la peur de croiser la police s’ajoute celle de la déportation. La police a profité du contexte pour passer dans plusieurs foyers et pour interdire les réunions de plus de 3 personnes, et ainsi « aider » à fermer tous les espaces collectifs. Les gens craignent encore plus que d’habitude de sortir, voire de circuler à l’intérieur même du foyer. La police pénètre même à l’intérieur de certains établissements. Cependant des formes d’autodéfense sont mises en place. Dans un foyer, les Gilets Noirs ont imposé auprès du délégué le départ immédiat des flics. Quelques jours plus tard, en guise de vengeance, les flics ont mis à sac les chambre d’un foyer du 15ème arrondissement. Même ceux qui ont des papiers valides subissent des coups de pression et des amendes. Des témoignages de rackets purs et simples sont remontés : des policiers mettent des contraventions à des prix non habituels (40 euros) et les font payer en liquide, sans établir de PV, pour laisser les gens repartir. Parfois, le simple fait de sortir devant le foyer fumer une cigarette conduit à l’établissement d’une amende.
Il faut souligner que l’autodéfense sanitaire immigrée s’est dès le début organisée. Elle passe par l’auto-organisation, l’entraide face au virus, l’organisation de la solidarité entre les foyers, par des collectes et ravitaillements de produits empêchant le virus de se propager tout en permettant que la vie continue, ainsi que le partage d’informations traduites dans les langues à travers des textes écrits mais aussi lus et enregistrés. Ces pratiques de solidarité ne sont pas seulement de l’ordre de la survie. Elles s’inscrivent dans un objectif plus large, celui de lancer des ripostes et d’établir un rapport de force face l’État et aux gestionnaires de foyers qui n’ont engagé aucune mesure. Le document de l’ARS, datant du 3 avril, longtemps après le début du confinement arrive non seulement bien trop tard mais laisse également envisager de sérieuses pratiques de répression. Il s’agit alors pour les immigrés de ne pas laisser entrer le Covid-19 dans les foyers mais aussi de reprendre du pouvoir dans le foyer : l’autodéfense sanitaire se fait à la fois contre le virus, mais aussi contre l’État raciste et les gestionnaires.
Avant de commencer, il nous semble important de définir le terme de désinstitutionalisation. La désinstitutionalisation est un mouvement né dans les années 1960 et qui prône un changement dans la vision du handicap et la prise en charge de ces personnes en situation de handicap, notamment sur l’aspect des séjours de longue durée pour les personnes diagnostiquées avec un trouble mental, neurodéveloppemental et/ou en situation de handicap. Aujourd’hui, nous pouvons l’élargir aux personnes âgées ou aux enfants confiés à la protection de l’enfance car les choix politiques favorisent une prise en charge en institution malgré la Convention des Nations unies relative aux Droits des Personnes Handicapées (CDPH). L’article 26 de la Charte garantit à toutes les personnes handicapées dans l’Union européenne leur droit « à bénéficier de mesures visant à assurer leur autonomie, leur intégration sociale et professionnelle et leur participation à la vie de la communauté. » En octobre 2017, une Rapporteur Spécial des Nations Unies pour les droits des personnes handicapées alors en visite en France, s’inquiète du nombre de personnes en institution et avance qu’il n’y a pas de bonne institution, toutes doivent être fermées.
Parallèlement la notion de Vie Autonome en opposition à l’institutionnalisation s’est développée.
La crise du Covid-19 mets en évidence l’absurdité de la politique de marchandisation du secteur sanitaire et social. On nous racontera que la crise était imprévisible et que les morts que l’on compte en millier dans les établissements sociaux et médico-sociaux sont le fruit d’une fatalité. Nous, nous disons que c’est la conséquence de la marchandisation du secteur sanitaire et social. Le business du vieux, du malade, des personnes en situation de handicap, des personnes en situation social compliquée bref le business des gens que l’on considère « improductifs ». Afin de mettre en lumière cette absurdité, nous avons tentés de récolter un maximum de témoignage en provenance des différents établissements.
La récolte des témoignages a été difficile du fait de l’imperméabilité de ces lieux. Au début du confinement, des témoignages nous sont parvenus affirmant que les résident-es sont confiné-es dans leurs chambres suite aux directives de l’ARS, mais qu’à l’heure des repas, ils mangent collectivement.
Léonore : « En ephad, je confirme qu’ils sont confinés dans leurs chambres, c’est les directives partout c’est pas nous qui décidons. Je suis veilleuse de nuit et les résidents sont très mal, ça fait depuis vendredi que certains ne dorment pas la nuit. On a une mamie qui n’était pas dans sa chambre, on l’a cherché plus d’une heure. On était prêtes à appeler la police et on a fait un dernier tour en allant dans toutes les chambres qui n’étaient pas fermés à clef. Finalement on l’a retrouvée chez une autre dame. Elle était tellement angoissée.
Elle avait besoin de parler. J’essaie tant que possible de passer un moment avec essayer de parler de tout ça c’est très anxiogène comme situation et ils n’ont plus aucune activité aucun contact…) »
Idriss : « Mon frangin schizophrène de 60 ans en ehpad n’avait déjà plus le droit de sortir à l’extérieur. Depuis hier ils sont interdits de sortir de leur chambre. C’est quoi cette société de tarés. C’est les soignants qui peuvent amener le virus, pas les retraités qui sortent pas. Enfermé dans une chambre pour un malade psy, du jour au lendemain pendant combien de semaines ?..C’est quoi la liberté des malades psys ? C’est des chiens qu’on enferme quand on veut, ils n’ont aucun droit ?) on a quelqu’un qui nous dit qu’ils ont confiné sa tante et son oncle séparément. »
Mela : « Mon oncle et ma tante, 90 ans, 60 ans de vie communes, jamais séparés, mon oncle Alzheimer débutant. Chacun confiné dans sa chambre en Ehpad, seul, depuis hier soir. J’en suis malade. »
Juliane : « Mon oncle travaille dans un ehpad en tant qu’animateur. Premièrement, on le fait travailler, alors que l’animation n’est pas indispensable, et il peut ramener le virus vu qu’il a des contacts avec l’extérieur. Deuxièmement, les résidents sont tenus de rester dans leur chambre, et privés de visites, sans télévision, pourtant ils mangent tous ensemble au réfectoire… Et bien sûr les moyens accordés aux soignants n’ont pas augmenté pour faire face à la crise, et les tests de dépistage sont refusés aux ehpad). »
On relève ainsi l’absence de protection dans plusieurs institutions (masques, visières, charlottes, surblouses, sur chaussures, …). Plusieurs personnes enfermées ne s’alimentent plus et sont privées de tout contacts.
Témoignages récoltés par un camarade du CLE Autistes :
« FAM : sortie uniquement dans le parc avec attestation. Pas dans la rue comme les autres. En MAS rien et pas de protection. Les educs des IMEs ont été reportés sur les structures adultes laissant tous les parents sans rien à domicile. »
« Là en IME deux autistes infectés ils sont enfermés dans leur chambre. Et une ne s’alimente plus depuis 3 jours même en étant guérie. Il ne semble pas y avoir de cadre juridique ni sanitaire. Une personne qu’on connaît est en résidence psy. C’est pourtant plus libre que les foyers mais là c’est transformé en prison d’un coup. Ils sont cloîtrés. Un foyer pour handi physiques (en fauteuil) en face ils ont mis des barrières. Ce sont des chaînes qu’ils ont mises. Et c’est un service fermé, avant les gens ne faisaient que sortir prendre l’air et parler. Là c’est plus possible. On ne sait pas ce qu’il s’y passe…EPHAD à côté c’est pareil. »
Nous avons peur des décès par le Covid-19 mais également de l’enfermement disproportionné dont sont victimes les personnes institutionnalisées. Cet enfermement empêche les personnes de se nourrir car elles sont trop anxieuses, d’autant plus qu’elles sont privées de toutes relations extérieures, rappelant ainsi les mesures carcérales. Ces personnes seront les dernières à être soigné-es. Le 21 mars, Médiapart a diffusé un document interne du CHU de Perpignan sur le triage. Aujourd’hui on est face au tri des patient-es selon leur âge, la pathologie ou non, et le niveau de dépendance. C’est clairement de l’eugénisme.
Du côté des Service d’Aide à Domicile, plusieurs personnes vivant seules et ayant besoin d’aides humaines ont été contraintes de retourner chez leurs familles car les aidant-es devaient s’occuper de leurs enfants ou étaient malades. Des aide-humaines sont obligées d’aller chez une dizaine de personnes par jours, ce qui augmente le risque de contagion. Les services mandataires et prestataires ont reçu les protections que tardivement et certains n’ont rien reçu. On retire les bouteilles d’oxygène aux domiciles des personnes.
La situation des personnes en grande fragilité ou en dépendance dans les Ehpad, IME, MAS et Foyer de Vie ou à domicile montre une continuité de la logique d’abandon et d’élimination des personnes considérées comme « sans-valeur ».
Un groupe d’enquête est en cours de constitution sur ce secteur. Nous savons que la police se livre à différents régimes de brutalisations pour déplacer ou faire disparaître les SDF. La pression est mise aussi sur les gens en camions. Les personnes abritées dans des gymnases sont soumises à des conditions indignes et qui les mettent en danger. Autour de chacun de ces lieux, l’arbitraire policier règne. À Toulouse, des squats ont été gazés. Il s’agit de développer ce secteur d’enquête.
À Paris et surtout dans le nord de Paris et en banlieue proche, le Covid-19 est également un bon prétexte pour nettoyer les quartiers populaires des « indésirables », les migrant.e.s (demandeurs et demandeuses d’asile, réfugiés ou déboutés) pour les parquer dans des gymnases. Il faut analyser ces pratiques comme des pratiques racistes hygiénistes, qui reposent sur un imaginaire de la maladie incontrôlable et « grouillante » dans des corps pauvres et non-blancs donc perçus comme dangereux car toujours « mobiles », et qu’il faudrait donc stopper en les parquant dans un gymnase. On peut facilement imaginer que ces pseudo « mises à l’abri » pourront, en fin de confinement, servir plus aisément au Préfet Lallement d’opérer un tri plus facile entre ceux qui ont les bons papiers et ceux qui n’en ont pas. Sur le thème : mise à la rue/rafle/déportation en temps de maladie.
Sur les campements de fortune du Nord de Paris, différentes associations comme Solidarité Migrants Wilson ou Paris d’Exil ont reporté des violences policières (réveil des migrant.e.s en déchirant les tentes au couteau, coups de pied etc). Les points d’eau potable ont été coupés également.
Force est de constater que dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, comme dans l’état d’urgence défini par la loi de 1955 dont il s’inspire, l’appareil répressif et les moyens de violence de l’État sont renforcés. Au déploiement de cent mille membres des forces de « l’ordre » (gendarme, police, militaire), à l’élargissement des prérogatives de certains corps comme la police municipale, les gardes champêtres, les agents de la mairie de Paris ou de la préfecture de police, à la prolifération des drones et des caméras de surveillance, s’ajoute la nécessité pour l’État autoritaire de garder un espace-temps ultra-confiné, sur-enfermé, où les privations de liberté augmentent à mesure qu’elles se normalisent dans les autres espaces-temps publics.
Défini comme « une mesure exceptionnelle […qui] permet de renforcer les pouvoirs des autorités civiles et de restreindre certaines libertés publiques ou individuelles », l’état d’urgence est plus un temps politique transitoire qu’un véritable temps de rupture légale. Un temps de changement brutal entre deux ordres, entre deux normalités. Une passation permanente de l’exception à l’ordinaire qui permet à l’État de réguler les crises régulières de son système raciste, capitaliste et hétéro-patriarcal. Il est alors nécessaire d’observer ce qu’il se passe en termes de changements et de micro-changements, de se prémunir contre le temps d’après : qu’est ce qui va rester ? Qu’est ce qui va se normaliser ? Se légaliser ? S’instituer ? Chaque état d’urgence a conduit à une surenchère dans la répression. L’appareil juridique est une des armes de l’arsenal répressif de l’État. L’analyser comme un moyen du politique, comme une manière d’assurer sa continuité en dépit des crises qui le constituent, et donc, comme une modalité de la répression, c’est mettre en évidence ses logiques de domination et le potentiel violent qu’il instaure. Le droit, c’est de la privation de liberté, c’est du chantage à la prison. La prison, comme les quartiers populaires, n’est pas un espaces-temps test. C’est un espace d’application ordinaire et normalisé des états d’urgences dans leur caractère répressif. Alors, il ne peut pas exister de lutte sans les prisonnier.e.s. Et pas de remise en cause de l’État sans la fermeture totale et inconditionnelle de tous les lieux de privation de liberté.
On observe l’instrumentalisation par le pouvoir politique d’un accroissement de l’arbitraire policier qui s’exprime notamment dans les rues des quartiers populaires, dans les prisons, les campements, autour des lieux de vie des migrants et dans les territoires coloniaux. Cet usage de la férocité s’exprime à travers un bouleversement du rapport de forces lié à l’effondrement de la puissance populaire dans la rue. Alors que les centre-villes et les quartiers privilégiés sont rappelés à l’ordre à la marge, la férocité policière se déploie dans les quartiers populaires des colonies départementalisées et de France où, tout comme la gestion sécuritaire de la crise des services de santé, la pénalisation de la présence dans la rue se confronte à des résistances, des solidarités et des contre-attaques.
Le déploiement de l’armée dans différents secteurs civils signale une montée en puissance du pouvoir militaire. Le général Richard Lizurey (ZAD 2018, GJ-8décembre 2018), a été chargé d’évaluer l’organisation interministérielle de la gestion de crise du Covid-19. Il possède désormais un bureau à Matignon. Depuis 2016, cet ancien directeur général de la gendarmerie nationale a été en première ligne dans la répression des mouvements sociaux26. La militarisation avance parallèlement mais inégalement dans les colonies départementalisées et en France. Le confinement révèle et souligne la structure impérialiste française et en même temps qu’il l’amplifie d’une certaine manière, il la pousse aux limites de ces contradictions. Et dans les mailles distendues d’un pouvoir colonial essoufflé, on voit se multiplier les pratiques populaires d’autodéfense et d’autonomisation.
Malgré des ruptures évidentes, la séquence montre une continuité systémique avec la période précédente en déployant des régimes de férocité contre les classes dominées et en particulier les plus pauvres, les non-blanc.he.s, les migrant.e.s, les travailleurs.ses illégalisé.e.s, les prisonnier.e.s, avec des conditions d’oppressions conjuguées pour les femmes dans chaque catégorie. Les conditions de vie imposées aux personnes relèvent elles aussi de l’écrasement voire de l’élimination. On remarque une communauté d’expériences du confinement entre tous ces secteurs du champ de bataille. Il s’agirait d’aider à construire et consolider des ponts entre chacun de ces territoires du confinement et entre toutes ces résistances.
La conjugaison opportuniste des logiques de profit et des stratégies de défense des dominants met en oeuvre des régimes de confinement inégaux et hiérarchisés. À travers le déploiement d’une multiplicité de nouvelles technologies de pouvoir sécuritaire, il faut bien percevoir aussi, que ces dispositifs ne touchent pas tout le monde de la même façon, ils sont régis par les rapports de domination systémiques, ils continuent et continueront à protéger certains en opprimant d’autres. Si la séquence du confinement n’est qu’une transition, les classes dominantes devraient suivre les mêmes logiques que durant les « transitions démocratiques » qui ont permis à toutes les dictatures de se recycler dans des États dits démocratiques au xxe siècle. Alors elles intégreront dans la « normalité » une partie importante des innovations du confinement. Pour l’instant, le confinement non seulement souligne mais amplifie et approfondit également les rapports de dominations systémiques, élargissant malgré lui d’autres interstices dans la société impérialiste française. À travers ces dernières, on voit se révéler et surgir dans chaque secteur des formes d’auto-organisation populaires. C’est sans doute là qu’il faut fournir de la force, des moyens et construire des liens, car à l’intersection des résistances populaires, des groupes d’entraide et des brigades de solidarité pourront s’enclencher les luttes contre la société de (post) confinement.
Publié pour la première fois le 16 avril 2020 sur acta.zone
[1] Pour plus d’infos sur les luttes contre les CRA et toutes les prisons, et pour de paroles de l’intérieur des CRA, voir sur le blog https://abaslescra.noblogs.org